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Femmes en prison : Qu'advient-il de nous? (Assata Shakur)



Femmes en prison : Qu'advient-il de nous? (Assata Shakur)

Brochure sur le témoignage d'Assata Shakur écrit depuis la prison pour femmes de Riker’s Island.

La militante noire américaine Assata Shakur est mal connue, voire inconnue en France. La traduction de ce témoignage écrit depuis la prison pour femmes de Riker’s Island (1) vise à faire connaître Assata Shakur en France, et à travers elle un pan occulté du mouvement de libération noir, en rendant accessibles en français des textes courts : entretiens, lettres ouvertes, témoignages. Le nombre de femmes dans les prisons américaines a explosé au cours des 30 dernières années, notamment du fait de la « guerre contre la drogue » dont les victimes sont en grande majorité issues des communautés noires et latinos. Il y a actuellement aux États-Unis plus de 200 000 femmes derrière les barreaux et plus d’un million en liberté conditionnelle ou en mise à l’épreuve.
Joanne Deborah Byron, devenue Joanne Chesimard après son mariage, est plus connue sous son nom africain : Assata Olugbala Shakur. Née le 16 juillet 1947 à New York aux États-Unis, celle qui deviendra la marraine du rappeur Tupac Shakur fut une membre active de la section de Harlem du Black Panther Party (BPP) puis de la Black Liberation Army (BLA). Cette dernière, passée du modèle d’auto-défense armée du BPP à la lutte armée, émerge après l’hécatombe dans les rangs des radicaux noirs due à la répression d’État, et notamment au COINTELPRO, un programme d’infiltration, de répression et d’assassinats ciblés dirigé contre les mouvements radicaux noirs, latinos et amérindiens. Formée en 1970, la BLA devient véritablement active à partir de la scission au sein du BPP en 1971. Elle se présente comme un groupe anti-capitaliste, anti-impérialiste, anti-raciste et anti-sexiste, luttant pour « l’institution de relations socialistes dans lesquelles le peuple noir aurait un contrôle total et absolu sur son propre destin en tant que peuple ». La BLA mènera entre autres une campagne défensive et offensive contre les violences policières comme l’avaient fait les Black Panthers et procédera à des exécutions ciblées de policiers pour protester contre des crimes policiers ou des morts en détention.
Assata Shakur rejoint le BPP lorsqu’elle a 23 ans, avant de s’engager dans la BLA la même année, en 1970. Son militantisme au sein des Black Panthers n’était pas dénué de critiques, sur la réponse armée à opposer à la répression et aux assassinats ciblés ou encore sur la faible importance accordée à l’histoire noire : « Ils lisaient le petit livre rouge mais ne savaient pas qui étaient Harriet Tubman, Marcus Garvey et Nat Turner. Ils parlaient d’intercommunalisme mais continuaient à croire que la Guerre Civile avait été menée pour libérer les esclaves ». En 1971, elle est arrêtée une première fois, à la suite d’une altercation avec un client d’un hôtel de Manhattan, altercation au cours de laquelle elle reçoit une balle dans le ventre. Elle est arrêtée et inculpée de tentative de vol, de violences et de port d’arme prohibée, avant d’être libérée sous caution. Elle est ensuite soupçonnée d’avoir participé à une série de braquages (des « expropriations révolutionnaires » comme préférait les appeler la BLA) et d’avoir blessé un policier. En 1972, le FBI lance une traque à travers tout le territoire afin de capturer celle qu’il présente comme la dirigeante d’une organisation ayant commis « une série de meurtres de sang-froid contre des officiers de la police de New York ». On découvrira par la suite qu’Assata Shakur avait été prise pour cible par un programme de répression du FBI nommé CHESROB, destiné à « attribuer à l’ancienne Panther new-yorkaise Joanne Chesimard presque la totalité des braquages de banque et des crimes violents impliquant une femme sur la côte est. » Assata Shakur est condamnée à la prison à perpétuité en 1973 pour le meurtre présumé d’un agent de la police d’État du New Jersey. Le 2 novembre 1979, elle réussit à s’évader de prison. En cavale et en clandestinité pendant plusieurs années, elle finit par demander le statut de réfugié politique auprès de Fidel Castro, qu’elle obtient en 1984, et s’installe officiellement à Cuba. La traque d’Assata Shakur par le FBI se poursuit. Qualifiée en 2005 de « terroriste intérieure » (« domestic terrorist »), elle devient la première femme à entrer dans la liste des terroristes les plus recherchés par le FBI au mois de mai 2013. 2 millions d’euros sont promis pour sa capture.

Collectif Angles Morts
anglesmorts@gmail.com

1. Publié en anglais en 1978 dans le numéro 9 de la revue The Black Scholar. Le texte original est disponible à l’adresse suivante : http://www.assatashakur.org/womeninprison.htm


Nous sommes en cage, assises. Nous sommes toutes noires. Toutes anxieuses. Et nous sommes toutes congelées. Quand nous posons la question, la matonne affirme que le chauffage ne peut être réglé. À l’exception d’une femme, grande et émaciée, qui a l’air béate et sans défense, nous avons toutes refusé les sandwichs. Nous autres sommes assises et buvons du thé amer et sirupeux. La grande femme quarantenaire aux épaules tombantes hoche la tête d’avant en arrière au rythme d’une chanson qu’elle seule entend, tout en mangeant un sandwich par petites bouchées hésitantes. Quelqu’un lui demande pourquoi elle est là. Désinvolte, elle répond : « Ils m’accusent d’avoir tué un négro. Mais comment j’aurais pu alors que je suis enterrée en Caroline du Sud ? ». Le reste des détenues échange des regards. Une jeune femme, petite et corpulente, portant un pantalon et des chaussures d’homme, demande: « Enterrée en Caroline du Sud ? ». « Ouais » répond la grande. « En Caroline du Sud, c’est là que je suis enterrée. T’es pas au courant ? Tu sais que dalle, hein ? C’est pas moi. C’est pas moi. » Elle a continué à répéter « C’est pas moi » jusqu’à que celle ait terminé tous les sandwichs. Elle s’est ensuite essuyée, faisant tomber les miettes, avant de se remettre à hocher la tête et se retrancher dans son monde où résonne une mélodie qu’elle seule peut entendre.
Lucille vient jusqu’à mon étage pour me demander combien elle risque pour un crime de catégorie « C » (1). Je connais la réponse mais n’arrive pas à lui dire. Je lui dis que je vais me renseigner et que je lui apporterai le document listant les peines encourues pour qu’elle puisse vérifier. Je sais qu’elle vient d’être inculpée pour meurtre. Je sais aussi qu’elle peut être condamnée à quinze ans de prison. Et je savais, d’après ce qu’elle m’avait déjà dit, que le procureur était prêt à lui proposer un arrangement : cinq ans de sursis avec mise à l’épreuve si elle plaidait coupable.
Son avocat pensait qu’elle avait une chance : des expertises médicales attestaient des blessures répétées occasionnées par les coups de l’homme qu’on l’accusait d’avoir tué. La nuit de son arrestation, elle avait un bras grièvement atteint (un bras qu’elle doit porter en écharpe encore aujourd’hui) et une de ses oreilles partiellement coupée, parmi d’autres blessures graves. Son avocat estimait que son témoignage, lorsqu’elle viendrait à la barre pour se défendre, établirait que non seulement elle avait été régulièrement battue par le défunt, mais que cette nuit-là, il l’avait frappée brutalement et tailladée avec un couteau et lui avait dit qu’il la tuerait. Mais dans l’État de New York la légitime défense n’existe pas.
Le procureur fit grand cas du fait qu’elle buvait. Et le jury, imprégné par le racisme de la télévision, et la rengaine du « Law and Order » (2), pétrifié par le crime et loin d’être convaincu que Lucille était une « citoyenne responsable », la déclara coupable. Et c’était à moi de lui dire qu’elle devait se faire à l’idée qu’elle allait passer quinze ans enfermée, pendant que nous nous demandions toutes deux silencieusement ce qui adviendrait de ses quatre enfants adolescents qu’elle avait élevés presque seule.
Spikey purge une courte peine, et la veille de sa libération, il est évident qu’elle ne veut pas rentrer chez elle. Elle est envoyée à l’isolement (une mesure de ségrégation administrative) car elle a été sanctionnée pour une bagarre. Assise en face de sa cage, je parle avec elle et réalise que cette bagarre était une ultime tentative désespérée guidée par l’espoir que la prison la priverait de ses « belles années ». Elle va sur ses quarante ans. Ses mains sont enflées. Énormes. Ses jambes sont couvertes d’immenses plaies ouvertes. Il ne lui reste qu’une dizaine de dents. Son corps tout entier est balafré et couleur de cendre. Elle se drogue depuis environ vingt ans. Ses veines sont rongées. Elle est atteinte de fibrose, d’épilepsie et d’oedème. Elle n’a pas vu ses trois enfants depuis huit ans. Elle a honte d’appeler chez elle car elle a volé et trompé sa mère trop de fois.

Lorsque nous avons cette discussion, les vacances de Noël approchent et elle me parle de sa malchance. Elle me raconte qu’elle a passé les quatre derniers Noël enfermée et combien elle est heureuse de rentrer à la maison. Mais je sais qu’elle n’a nulle part où aller et que les seuls « amis » qu’elle a au monde se trouvent en prison. Elle me confie que son seul regret en partant est qu’elle ne pourra pas chanter avec la chorale pour Noël. Tandis que je lui parle, je me demande si elle reviendra. Je lui dis au revoir et lui souhaite bonne chance. Six jours plus tard, par le bouche-à-oreille de la prison, j’apprends qu’elle est de retour. Juste à temps pour le spectacle de Noël.
Nous attendons notre tour pour voir le médecin sur des bancs en bois, dans une salle beige et orange. Deux jeunes femmes qui n’ont pas l’air tant marquées par la vie sont assises. Elles portent des robes pastel et des chaussures à bout pointu fournies par l’État (ce qui signifie souvent que celle qui les porte n’a pas les moyens de s’acheter des baskets auprès de l’intendance de la prison). Elles parlent de comment elles se débrouillaient dehors. En tendant l’oreille, je découvre que toutes deux ont de « vieux messieurs » de premier choix qui aiment être bien entourés. J’apprends que les deux hommes s’habillent à la mode, avec des vêtements branchés, tout comme elles. L’une possède quarante paires de chaussures, l’autre cent jupes. L’une a deux manteaux en daim et cinq en cuir. L’autre en a sept en daim et trois en cuir. La première a un manteau en vison, un en renard argenté et un autre en léopard. L’autre a deux visons, une veste en renard, un manteau long en renard et un en chinchilla. L’une a quatre bagues en diamant, l’autre cinq. L’une vit dans un duplex doté d’un jacuzzi, d’un salon en contrebas et d’une fontaine. L’autre décrit une demeure pourvue d’un salon rotatif. Je suis soulagée d’entendre mon nom appelé. Assise là, je me sentais triste, très triste.
Il n’y a pas de criminelles ici, à la prison new-yorkaise pour femmes de Riker’s Island, seulement des victimes. La plupart des femmes, près de 95 %, sont Noires et Portoricaines. Nombre d’entre elles ont été maltraitées pendant leur enfance. La plupart ont été maltraitées par des hommes et toutes l’ont été par « le système ».
Ici, pas de gangster célèbre, pas de meurtrière en série, pas de « marraine » du crime. Pas non plus de grandes trafiquantes, de kidnappeuses ou de femmes du Watergate. On ne trouve presque aucune femme condamnée pour des délits de cols blancs tels que le détournement de fonds ou la fraude. La plupart des femmes ici sont impliquées dans des affaires de drogue. Elles sont nombreuses à être inculpées de complicité dans des délits commis par des hommes. Les délits les plus communs qui sont reprochés aux femmes ici sont la prostitution, le vol à la tire ou à l’étalage, le cambriolage ou les drogues. Les femmes impliquées dans des affaires de prostitution ou qui sont « hôtesses » forment une grande part de la population des courtes peines. Les femmes considèrent le vol ou l’arnaque comme une nécessité pour leur survie ou celle de leurs enfants car les emplois sont rares et les aides sociales trop peu élevées pour s’en sortir. Une chose est claire : le capitalisme amérikain n’est en aucune façon menacé par les femmes détenues à Riker’s Island.
La première fois que l’on vient à Riker’s Island, on a l’impression que l’architecte a conçu cette prison en prenant pour modèle une maison de correction. Dans les endroits par lesquels passent habituellement les visiteurs on trouve de nombreux miroirs ainsi que des plantes et des fleurs en abondance. Les blocs cellulaires sont composés de deux longs couloirs avec des cellules de part et d’autre, reliés par un poste de surveillance pour les gardiennes appelé la « bulle ». Chaque couloir a une salle de jour dotée d’un téléviseur, de tables, de chaises multicolores, d’une cuisinière qui ne fonctionne pas et d’un réfrigérateur. On trouve également une buanderie avec un évier, un lave-linge et un séchoir hors d’usage.
À la place des barreaux, les cellules ont des portes peintes dans des couleurs brillantes, optimistes et dotées de fines ouvertures vitrées destinées à nous observer. Les portes sont contrôlées électroniquement par les gardes dans la bulle. Tout le monde appelle les cellules des « chambres ». Celles-ci sont équipées d’un petit lit, d’un placard, d’un bureau et d’une chaise, d’une tête de lit recouverte de plastique qui s’ouvre pour servir de rangement, d’une petite étagère, d’un miroir, d’un lavabo et de toilettes. L’administration distribue des draps aux couleurs criardes et dispose des tapis en espérant rendre les lieux accueillants. La prison compte également un espace scolaire, un gymnase, un auditorium tapissé, deux réfectoires et des aires de loisir situées à l’extérieur qui ne sont utilisées que durant l’été.
Les gardiennes sont parvenues à convaincre la plupart des femmes que Riker’s Island est une maison de repos. Elles affirment qu’en comparaison avec d’autres prisons (en particulier les prisons pour hommes), celle-ci est un club de vacances. Cette affirmation, en partie vraie, n’est pas imputable à l’« humanité » de l’administration de Riker’s Island mais bien plutôt, par contraste, aux conditions de détention d’une invraisemblable barbarie qui caractérisent d’autres prisons. Nombreuses sont les femmes convaincues qu’elles sont, d’une certaine manière, en train de « tourner la page ». Certaines vont jusqu’à penser que puisque leurs conditions de détention ne sont pas si mauvaises, elles ne sont pas vraiment en prison.
Cette idée est renforcée par le comportement pseudo-maternel de nombreuses surveillantes. Une supercherie qui parvient trop souvent à transformer les femmes en enfants. Les gardes appellent les prisonnières par leurs prénoms, tandis que ces dernières leur donnent du « Officer », du « Miss » ou les appellent par des surnoms (Teddy Bear, Spanky, Aunt Louise, Squeez, Sarge, Black Beauty, Nutty Mahogany, etc.). Souvent, quand une femme revient à Riker’s elle fait la tournée, et embrasse gaiement sa garde favorite : le retour de la fille prodigue.
Quand deux prisonnières débattent d’un sujet quelconque, la discussion finit souvent par un « demandons à la surveillante ». Les gardiennes ne cessent de dire aux femmes de « grandir », de se « conduire comme des dames », de « bien se tenir » et d’être de « gentilles filles ». Lorsqu’une prisonnière enfreint un point insignifiant du règlement, en disant « salut » à une amie située à un autre étage ou en regagnant sa cellule avec quelques minutes de retard, une gardienne lui dira, sur le ton de la plaisanterie : « ne m’oblige pas à descendre pour te botter le cul ». Il n’est pas inhabituel d’entendre une surveillante dire à une femme « ce qu’il te faut c’est une bonne fessée ». Le ton est souvent maternel : « Ne vous avais-je pas dit, jeune fille, de… » ou « vous savez très bien que… » ou encore « Voilà une gentille fille ». Et les femmes répondent en conséquence. Certaines surveillantes et détenues « jouent » ensemble. Le « jeu » favori de l’une des gardiennes consiste à sortir sa ceinture et à poursuivre « ses filles » à travers le couloir et à leur donner des coups sur les fesses.
Mais sous le vernis maternel, les réalités de la vie de surveillante sont écrasantes. La plupart des gardiennes sont noires, issues de la classe ouvrière, en cours d’ascension sociale, avec déjà une expérience au service de l’État. Elles s’identifient à la classe moyenne, ont des valeurs de classe moyenne et sont extrêmement matérialistes. Ce ne sont pas les femmes les plus intelligentes au monde, beaucoup sont extrêmement limitées.
Elles sont dans l’ensemble conscientes qu’il n’y a pas de justice dans le système judiciaire amérikain et que les Noirs et les Portoricains sont discriminés dans toutes les domaines de la société amérikaine. Mais en même temps, elles sont convaincues que d’une certaine manière le système est « clément ». À leurs yeux, les femmes détenues sont des « perdantes » incapables de survivre à l’extérieur de la prison. La plupart croient au mythe de la méritocratie qui veut que celui qui travaille suffisamment dur doit « réussir ». Elles se félicitent elles-mêmes de leur réussite. Par contraste, elles voient les détenues comme des êtres ignorants, incultes, aux tendances autodestructrices, faibles d’esprit et stupides. Elles ignorent le fait que leur réussite douteuse n’est pas due à une intelligence supérieure ou à leurs efforts mais uniquement à la chance et à une liste d’attente.
De nombreuses gardiennes haïssent leur travail et se sentent prises au piège. Elles sont exposées à de nombreux abus de la part de leurs collègues, de la part de leurs supérieurs et des détenues. Elles doivent lécher des bottes, agir comme des robots et faire des heures supplémentaires obligatoires. (Il est courant que les gardiennes enchaînent deux services d’affilée au moins une fois par semaine). Mais peu importe combien elles détestent la hiérarchie militaire, les luttes intestines, leur mission hideuse, elles sont parfaitement conscientes que la file d’attente pour toucher les aides sociales n’est jamais très loin. Si elles n’étaient pas gardiennes la plupart toucheraient un salaire de misère ou seraient au chômage. Leur sentiment de supériorité et de pouvoir leur manqueraient alors autant que leur salaire, en particulier pour les plus cruelles et sadiques d’entre elles.
Les gardiennes sont bien souvent sur la défensive quand elles parlent de leur travail et leur comportement montre qu’elles ne sont pas exemptes de culpabilité. « C’est un travail comme un autre » répètent-elles de manière compulsive, comme si elles devaient s’en persuader. Plus elles le répètent, plus cela semble grotesque.
Ici, le principal sujet de conversation est la drogue. 80 % des détenues ont déjà consommé des drogues quand elles étaient dehors. En général, la première chose qu’une femme dit qu’elle va faire une fois à l’extérieur c’est se défoncer. En prison comme dans la rue, prévaut une culture de l’évasion par les drogues. Au moins 50 % de la population carcérale prend des psychotropes. Trouver des combines pour se fournir de la drogue est un travail de tous les jours.
Les journées se consument en activités distrayantes : séries télévisées, intrigues amoureuses entre les murs, jeux de cartes et autres jeux. Une petite minorité fait des études ou apprend un métier. Une minorité plus réduite encore tente d’étudier les livres de droit disponibles. Aucune des détenues n’a de bonnes connaissances en droit et la plupart ne maîtrisent même pas les procédures légales les plus rudimentaires. Quand on leur demande ce qu’il s’est passé au tribunal ou ce que leur avocat leur a dit, elle ne savent pas ou ne s’en rappellent plus. Se sentant totalement désemparée et sous pression, une femme enverra paître son avocat ou le juge avec seulement une vague idée de ce qui est en train de se passer ou de ce qui devrait être fait. La plupart plaident coupable, qu’elles le soient ou non. Les rares qui se rendent à leur procès ont en général des avocats commis d’office et sont condamnées.
Ici le mot lesbienne est rarement, voire jamais, prononcé. La plupart des relations homosexuelles, si ce n’est toutes, impliquent de jouer un rôle. La majorité des relations sont asexuelles ou semi-sexuelles. L’absence d’activité sexuelle ne s’explique qu’en partie par la prohibition de la sexualité qui règne en prison. Fondamentalement, les femmes ne sont pas en quête de sexe. Elles recherchent de l’amour, des attentions et de la camaraderie. Et ce afin de soulager le sentiment écrasant d’isolement et de solitude qui envahit chacune d’entre nous.
Les femmes qui sont « agressives » ou qui jouent des rôles masculins sont appelées « butches », « bulldaggers » ou encore « stud broads ». Elles sont très demandées car elles sont toujours minoritaires. Les femmes qui sont « passives » ou jouent des rôles féminins sont appelés « fems ». Les relations entre « butches » et « fems » sont souvent des relations de domination, reproduisant les aspects les plus sexistes et oppressifs d’une société sexiste. Il est courant d’entendre des « butches » menacer des « fems » de violence physique, et il n’est pas rare qu’elles mettent ces menaces à exécution contre « leurs femmes ». Certaines « butches » se considèrent comme des maquereaux et recherchent les femmes qui ont les plus gros mandats pour cantiner, le plus de produits de contrebande ou les meilleures connexions à l’extérieur. Elles estiment qu’elles sont au-dessus des femmes ordinaires et qu’à ce titre elles doivent être « respectées ». Elles ordonnent aux « fems » ce qu’elles doivent faire et nombreuses sont celles qui insistent pour que celles-ci lavent, repassent, cousent et nettoient leur cellule à leur place. Entre elles, les « butches » s’appellent « mec ». D’une « butch » appréciée, ses pairs diront : il est « un des gars ».
Une fois en prison, les changements de rôle sont monnaie courante. Bien des femmes qui sont strictement hétérosexuelles à l’extérieur deviennent des « butches » à l’intérieur. Les « fems » fabriquent souvent des « butches » en persuadant une codétenue qu’elle ferait une « belle butch ». Près de 80 % de la population de la prison est engagée dans une forme ou une autre de relation homosexuelle. Presque toutes suivent des modèles négatifs et stéréotypés de rôles masculins/féminins.
Aucun lien n’existe entre ce lesbianisme et le mouvement des femmes. À Riker’s Island, la plupart des femmes n’ont aucune idée de ce qu’est le féminisme, et encore moins le lesbianisme. Le féminisme, le mouvement de libération des femmes et le mouvement de libération gay sont à des années-lumière des femmes de Riker’s.
La lutte de libération noire est tout aussi absente de la vie des femmes de Riker’s. Elles ont beau exprimer une conscience aiguë du fait que l’Amérike est un pays raciste où les pauvres sont traités comme des chiens, elles se sentent néanmoins responsables de la vie abjecte qu’elles mènent. L’atmosphère de Riker’s Island est chargée de haine de soi. Nombreuses sont les femmes dont les bras, les jambes et les poignets présentent des marques laissées par des tentatives de suicide ou par l’automutilation. Elles parlent d’elles-mêmes dans des termes dévalorisants. Elles considèrent leurs vies comme autant d’échecs.
Beaucoup de femmes soutiennent que les Blancs sont responsables de leur oppression mais elles n’examinent pas la cause ou la source de cette oppression. Nulle trace d’un sens de la lutte des classes. Elles n’ont aucun sens du communisme, aucune définition de ce dernier, mais considèrent pourtant qu’il est une mauvaise chose. Elles ne veulent pas détruire Rockefeller mais lui ressembler. On parle avec admiration de Nicky Barnes, un gros trafiquant de drogue. Lorsque ce dernier a été condamné, presque tout le monde était triste. Elles sont nombreuses à tenir des discours sur sa gentillesse, son intelligence et sa générosité, mais aucune ne mentionne le fait qu’il vend de la drogue à nos enfants.
Les politiciens sont considérés comme des menteurs et des escrocs. On hait la police. Pourtant, quand on projette des films mettant en scène des flics et des voyous, certaines acclament les flics à grands cris. Une femme avait recouvert sa cellule de photos de Farrah Fawcett-Majors (3), « a baad police bitch » selon elle. Kojak et Barretta ont eux aussi droit à leur lot d’admiratrices.
Une différence frappante entre prisonnières et prisonniers à Riker’s Island consiste dans l’absence de rhétorique révolutionnaire parmi les femmes. Nous n’avons pas de groupe d’études. Nous n’avons pas de littérature révolutionnaire à disposition. Il n’y a pas de groupes de militants s’efforçant de se « s’organiser ensemble ». Les femmes de Riker’s semblent avoir une vague idée de ce qu’est la révolution mais y voient généralement un rêve impossible, totalement irréalisable.
Tandis que les hommes luttent pour préserver leur humanité, on ne trouve pas de lutte équivalente chez les femmes. On entend fréquemment des femmes dire : « mettez une bande de salopes ensemble et tout ce que vous aurez c’est des ennuis », ou encore « Les femmes ne se serrent pas les coudes, voilà pourquoi on n’a rien ». Entre eux, les prisonniers s’appellent « frère ». Les prisonnières quant à elles s’appellent rarement « soeur ». Les termes habituels sont bien plutôt « salope » (« bitch ») ou « pute » (« whore »). Cependant les femmes sont plus aimables les unes envers les autres que les hommes, et les formes de violence au-delà des coups de poings sont inconnues. Le viol, le meurtre et les coups de couteau sont inexistants.
Pour beaucoup, la prison ne diffère pas énormément de la rue. Certaines y voient même un endroit pour se reposer et se rétablir. Pour les prostituées, la prison marque une trêve dans une vie faite de passes sous la pluie et la neige. Une façon d’échapper aux macs brutaux. Pour les droguées la prison est un endroit pour se sevrer, recevoir des soins médicaux et prendre du poids. Bien souvent quand l’addiction commence à coûter trop cher, la droguée provoque son arrestation (la plupart du temps inconsciemment) afin de pouvoir reprendre des forces et repartir avec un organisme sevré pour tout recommencer à zéro. Une autre femme prétend que chaque année elle va un ou deux mois en prison ou à l’asile pour échapper à son mari.
Pour beaucoup, les cellules ne sont pas très différentes des immeubles, des salles de shoot et des résidences sociales qu’elles connaissent à l’extérieur. La salle d’attente pour recevoir des soins médicaux ne diffère pas des urgences d’un hôpital ou d’une clinique. Les bagarres sont les mêmes, mêmes si elles sont ici moins dangereuses. La police est la même. La pauvreté est la même. L’aliénation est la même. Le racisme est le même. Le sexisme est le même. Les drogues et le système sont les mêmes. Riker’s n’est qu’une institution de plus. Durant leur enfance, l’école était leur prison, tout comme les foyers et les maisons de correction, les orphelinats et les familles d’accueil, les asiles et les cures de désintoxication. Et elles considèrent que toutes ces institutions sont incapables de satisfaire leur besoins mais sont nécessaires à leur survie.
Les femmes de Riker’s Island viennent de quartiers comme Harlem, Brownsville, Bedford-Stuyvesant, South Bronx ou South Jamaica. Elles viennent d’endroits où les rêves, comme les immeubles, ont été abandonnés. Des endroits où le sens de la communauté a disparu. Où les habitants ne sont que de passage. Où des gens isolés fuient d’un taudis à un autre. Les villes nous ont spolié nos forces, nos racines, nos traditions. Elles nous ont enlevé nos jardins et nos tartes à la patate douce et nous ont donné du McDonald’s. Elles sont devenues nos prisons, en nous enfermant dans la futilité et la décrépitude de halls d’immeubles qui sentent la pisse et ne mènent nulle part. Elles nous ont isolés et ont instillé la peur de l’autre. Elles nous ont offert de la drogue et la télévision en guise de culture.
Il n’y a aucun politicien en qui croire. Aucune route à suivre. Aucune culture populaire progressiste à laquelle se référer. Il n’y a pas de nouvelle donne, plus de promesses d’avenir radieux et nulle part où émigrer. Mes soeurs dans la rue, tout comme mes soeurs à Riker’s Island, ne voient aucune issue. « Où est-ce que je peux aller ? », disait une femme le jour de sa sortie. « Si je ne peux croire en rien, ajoutait-elle, il ne me reste plus qu’à chercher à atteindre le septième ciel. »

Qu’en est-il de notre passé, de notre histoire, de notre futur ?

Je peux imaginer la douleur et la force de mes aïeules qui étaient esclaves et de mes aïeules qui étaient des Indiennes Cherokee parquées dans des réserves. Je me rappelle de mon arrière grand-mère qui préférait se rendre partout à pied plutôt que de s’asseoir à l’arrière d’un bus. Je songe à la Caroline du Nord et à ma ville natale et je me rappelle des femmes de la génération de ma grand-mère : des femmes fortes, acharnées qui pouvaient vous figer d’un regard du coin de l’oeil. Des femmes qui marchaient d’un pas majestueux ; qui savaient briser le cou à un poulet et écailler un poisson. Qui pouvaient cueillir du coton, semer et coudre sans patron. Des femmes qui blanchissaient du linge dans de grands chaudrons noirs en fredonnant des chants de travail ou des berceuses. Des femmes qui rendaient visite aux aînés, préparaient de la soupe pour les malades et des biscuits pour les nourrissons.
Des femmes qui mettaient des enfants au monde, cherchaient des racines et des plantes médicinales dont elles faisaient des infusions. Des femmes qui reprisaient des chaussettes, coupaient du bois et construisaient des murs. Des femmes qui pouvaient nager dans une rivière et tirer en plein dans la tête d’un serpent. Des femmes qui percevaient avec passion leur responsabilité envers leurs enfants et ceux de leurs voisins.
Les femmes de la génération de ma grand-mère avaient fait du don tout un art. « Hé ma fille prend donc ces choux pour Soeur Sue »; « Emmène ce sac de noix de pécans à l’école pour l’instituteur »; « Reste ici pendant que je vais m’occuper de la jambe de M. Johnson ». Tous les enfants du voisinage mangeaient dans leur cuisine. Elles s’appelaient « Soeur » entre elles comme l’expression de ce qu’elles ressentaient et non comme le résultat d’un mouvement. Elles se soutenaient mutuellement pendant les périodes difficiles, partageant le peu qu’elles avaient.
Dans ma ville natale, les femmes de la génération de ma grand-mère apprenaient à leurs filles comment devenir des femmes. Elles leur enseignaient qu’il fallait se montrer respectueuses et exiger d’être respectées. Elles apprenaient à leurs filles comment battre le beurre et leur inculquaient le sens de l’effort. Elles enseignaient à leurs filles le respect de la force de leur corps, leur montraient comment soulever un rocher ou tuer un cochon. Leur disaient ce qu’il fallait faire contre la colique, comment faire tomber la fièvre, préparer un cataplasme, confectionner un dessus-de-lit, faire des tresses, fredonner et chanter. Elles apprenaient à leurs filles à prendre soin des autres, à prendre les choses en main, à prendre leurs responsabilités. Elles ne toléreraient pas une « paresseuse » ou une « rêveuse ». Leurs filles devaient apprendre à retenir leurs leçons, à survivre, à se montrer fortes. Les femmes de la génération de ma
grand-mère étaient le ciment qui faisaient tenir la famille et la communauté. Elles étaient les piliers de l’église. Et de l’école. Elles considéraient avec méfiance et dégoût les institutions de l’extérieur. Elles étaient déterminées à voir leurs enfants survivre et bien décidées à connaître un avenir meilleur.
Je songe à mes soeurs dans le mouvement. Je me rappelle le temps où, drapées dans des tenues africaines, nous accusions nos aïeules et nous-mêmes d’être des castratrices et les rejetions. Nous faisions pénitence pour avoir dépouillé nos frères de leur masculinité, comme si nous étions celles qui les avaient oppressés... Je me rappelle l’époque du Black Panther Party quand nous étions « modérément libérées ». Quand nous étions autorisées à porter des pantalons et qu’on nous demandait de porter les armes. L’époque où nous devions faire les yeux doux à nos dirigeants. L’époque où nous travaillions comme des chiens et luttions avec acharnement pour un respect que de leur côté ils s’obstinaient à nous refuser. Je me rappelle des cours d’histoire noire où les femmes n’apparaissaient pas et des posters de nos « dirigeants » où les femmes brillaient par leur absence. Nous rendions visite à nos soeurs qui devaient assumer la charge des enfants pendant que le Frère vaquait à ses occupations ou partait, appelé par des choses plus grandes et plus importantes.
Nous étions nombreuses à rejeter le mouvement des femmes blanches. Miss Ann (4) restait Miss Ann même si elle brûlait son soutien-gorge. Nous ne pouvions pas éprouver de compassion pour le fait qu’elle était recluse dans sa maison et opprimée par son mari. Nous étions, et nous sommes toujours, enfermées dans une prison bien plus terrible. Nous savions que notre expérience de femmes noires était complètement différente de celle de nos soeurs du mouvement des femmes blanches. Et nous n’avions aucune envie de nous rendre dans quelque groupe de conscientisation avec des blanches et mettre notre âme à nu.
Les femmes ne peuvent être libres dans un pays qui ne l’est pas. Nous ne pouvons être libérées dans un pays où les institutions qui contrôlent nos vies sont oppressives. Nous ne pouvons pas être libres tant que nos hommes sont opprimés. Ou tant que le gouvernement amérikain et le capitalisme amérikain demeurent intacts.
Mais il est impératif pour notre lutte de construire un mouvement des femmes noires puissant. Il est impératif que nous, femmes noires, parlions des expériences qui nous ont façonnées. Que nous évaluions nos forces et nos faiblesses et définissions notre propre histoire. Il est impératif que nous discutions des manières positives d’instruire et de socialiser nos enfants.
L’empoisonnement et la pollution des villes capitalistes sont en train de nous faire suffoquer. Nous avons besoin de nous réapproprier la puissante médecine de nos aïeules afin de nous rétablir. Nous avons besoin de leurs remèdes afin de nous donner la force de lutter et l’élan pour nous mener à la victoire. Sous l’égide d’Harriet Tubman, de Fannie Lou Hammer et de toutes nos aïeules, reconstruisons un sens de la communauté. Reconstruisons la culture du don et faisons vivre la tradition de féroce détermination afin d’avancer en direction de la liberté.


1. Dans le système pénal américain, certains États classifient les crimes (« felonies ») suivant leur nature et leur degré de gravité. Dans l’État de New York, les crimes sont classés par lettres, allant de « E », pour les crimes considérés les moins graves, à « A » pour les plus graves.
2. « Law and order », « La loi et l’ordre », est une formule qui devient courante à partir des années 1960 dans le système politique et médiatique américain pour prôner une répression policière, judiciaire et pénale accrue.
3. Actrice américaine, rendue célèbre par son rôle de Jill Munroe dans la série télévisée Drôles de dames.
4. « Miss Ann » est une expression utilisée dans les communautés noires américaines pour désigner les femmes blanches, tout comme « Mister Charlie » pour les hommes blancs.


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Akye
Jeudi 24 Octobre 2013





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