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Vérité et Justice pour Mohamed Diab



Vérité et Justice pour Mohamed Diab

Texte présenté par les Éditions Premiers Matins de Novembre
Texte initialement paru dans la revue Communisme n° 3 de Mars-Novembre 1973
pmneditions@gmail.com
www.pmneditions.com


 
Le 29 novembre 1972, Mohamed Diab est assassiné en plein commissariat de Versailles par le brigadier René Marquet. Exécuté d’une rafale de pistolet-mitrailleur de sang-froid, s’en suit une mascarade politique et judiciaire et un non-lieu huit ans après pour le policier assassin.
Le texte présenté ici par les Éditions Premiers Matins de Novembre a été publié en 1973 dans le troisième numéro de la revue Communisme par un militant du Comité pour la Vérité sur la mort de Mohamed Diab. Car il y a bien eu, comme en témoigne ce texte, un comité de soutien et une lutte autour de la mort de Diab, tombé sous les balles de la police française. Ce texte est à la fois une réaction à chaud suite au meurtre, une analyse politique de ce que représente l’assassinat de Diab, et une archive précieuse qui fournit un exemple de contre-enquête militante et populaire sur les crimes policiers. Anonyme, il nous permet à la fois de prendre conscience de la continuité des violences et meurtres policiers comme structure de l’État français mais aussi de leur envers trop souvent passé sous silence ou minimisé : la continuité des résistances et des luttes des premier.e.s concerné.e.s par cette domination structurelle. On peut y lire en effet, autour de ce qui a souvent été réduit à la mort d’un travailleur immigré, une « bavure policière » ou à une affaire judiciaire froide et dépersonnalisée, les mots de la famille de Mohamed Diab, ceux de sa soeur Fatima réclamant justice mais rétablissant surtout la vérité sur les faits. On y lit déjà l’organisation nécessaire et parfois difficile entre la famille de la victime, les avocats et les membres du collectif de soutien. Y sont relatées les résistances quotidiennes et nécessaires face à la machine judiciaro-politique mise en place par l’État et ses institutions juste après le meurtre.
Ce texte met également en lumière le lourd tribut que payent les victimes et leurs familles à ce système où tout se tient, où la mécanique de l’oppression repose comme le dit l’auteur sur « le principe des privilèges de la police comme institution » et de « l’appareil judiciaire [comme] appareil à défendre l’ordre établi ». Plus de quarante ans après, la même mécanique de protection de l’ordre républicain et des classes privilégiées, capitalistes et blanches, et la même volonté de broyer tout ceux et celles qui y résistent, résonnent toujours. Déjà en 1973, des voix démontraient les liens de cette structure digne du « théorême de Thévenin » où tout se superpose : structure raciste, corps policier, institution judiciaire, complicité hospitalière, et mass-media.
Ce texte fait plus que jamais écho à l’actualité et à ces quarante années d’impunité policière où les permis de tuer ont traversé tous les gouvernements successifs pour protéger l’ordre raciste et bourgeois. Il rappelle que l’acharnement judiciaire contre les proches des victimes de la police a toujours été une arme pour protéger l’institution et ses pratiques, et que cet acharnement touche avant tout les familles de victime et ceux qui veulent ôter le voile sur ce faux secret car « le secret et l’oubli sont deux armes dont joue avec adresse la classe dirigeante pour déposséder le peuple du droit de s’occuper de ses propres affaires ». Ce texte est un appel à la réappropriation de l’histoire populaire et à une reprise en main politique et organisée par les concerné.es des questions de l’immigration, du racisme d’État et des violences et meurtres policiers. Il délivre également déjà des pistes pour penser la place de « l’intellectuel révolutionnaire » dans ce contexte qui n’a d’autre choix que de combattre incohérence et partialité aux côtés des premier.e.s concerné.e.s. Ce travail d’enquête en est le plus bel exemple. 
 

Mohamed Diab, Thévenin et le nouveau champ politique

Sacco et Vanzetti


Un camarade qui a participé au Comité pour la vérité sur la mort de Mohamed Diab, nous a fait parvenir ce texte. Dévoiler derrière le « fait divers » les différents mécanismes d’oppression et d’exploitation que met en oeuvre la société capitaliste, démasquer la manière spécifique par laquelle une société qui se vante d’être libérale étouffe la vérité, tel est un des mérites des lignes que l’on va lire. On ne peut évoquer brièvement toutes les questions qui y sont soulevées : les tâches des intellectuels, la place accordée aux « marginaux »…
Quelques remarques générales cependant. À travers l’imprécision des concepts utilisés, « nouveau champ politique », et « politique traditionnelle », ne s’agit-il pas en fait de l’opposition entre la vie des masses et la scène politique bourgeoise, de la nécessité pour les révolutionnaires de développer une ligne de masse en rupture avec l’oppression qu’exercent sur le peuple les différents partis politiques qui se disputent l’État bourgeois ?
La vie, c’est-à-dire la lutte des classes, a toujours des caractères imprévus et une richesse plus grande que tous les plans et prévisions politiques. Il faut en conclure que les révolutionnaires doivent être à l’écoute de la vie, et non pas qu’ils doivent se borner à attendre l’actualité quotidienne afin de se porter à la tête des luttes qui peuvent en surgir. L’implantation préalable dans les masses est la condition pour qu’un « fait divers » se transforme en lutte politique, la consolidation des acquis de la lutte est la garantie de l’avenir.
De ce fait, une « perspective d’ensemble » consciente ou inconsciente est toujours présente dans une campagne politique. Elle détermine où se reflète à travers : le choix d’intervenir sur un « fait » parmi des centaines d’autres, la cible politique principale, le type de mobilisation (ouvrière, populaire, démocratique), les formes de lutte… Le rejet de la manipulation des luttes ne doit pas conduire à croire qu’une stratégie révolutionnaire naîtra automatiquement de l’accumulation des luttes spontanées.
Le texte propose la perspective générale d’une « guérilla politique » nécessairement décentralisée. Mais, en France aujourd’hui, la tâche est, sur la base de la « guérilla politique », d’édifier une force politique révolutionnaire capable de centraliser et de diriger les mouvements de masse contre la dictature bourgeoise. Ce texte enfin – et c’est le principal – montre qu’il est nécessaire de dépasser une pratique empirique pour en tirer des leçons politiques.

« Un ouvrier algérien, M. Mohamed Diab, quarante ans, a été tué d’une rafale de pistolet-mitrailleur le 29 novembre, au cours d’une bagarre avec des gardiens de la paix, dans le commissariat de la caserne de Noailles, à Versailles (Yvelines). »
Le Monde, 1er décembre 1972

Il s’agit donc d’un « fait divers », et il y a une idéologie du « fait divers » : un événement ponctuel, non significatif, n’intéressant que la « vie quotidienne » des gens, et donc se situant par nature en dehors du champ politique. Le fait divers est éphémère, il est normal qu’il soit vite oublié. La « grande presse » joue un rôle privilégié dans cette opération de mise en condition : titres à sensation… Elle a reçu récemment le renfort de toute une école universitaire ; les « historiens du quotidien » (revue Les Annales, E. Leroy-Ladurie, R. Mandrou) : ils acceptent d’élargir aux simples gens le champ de l’investigation historique et de la réflexion historique, mais à condition d’en faire un domaine clos, coupé de la
politique, sans effet sur celle-ci, et qui serait finalement capable de mieux caractériser que celle-ci une société donnée. Les appareils politiques organisés participent eux aussi à cette idéologie du fait divers. Ici comme en tant d’autres domaines, l’Union de la Gauche ne se distingue pas des forces de « droite ». L’Humanité présentait comme un simple « fait divers » l’assassinat du jeune Algérien Djellali par le concierge raciste Pigot, dans le quartier de la Goutte-d’Or, à la fin de 1971. En réalité, le fait divers met en question toute notre société ; il dénude ses rouages, il met en évidence ses formes d’oppression et ses appareils répressifs ; il est générateur de luttes populaires d’autant plus radicales qu’elles pèsent directement sur le fonctionnement concret de la société capitaliste. Ces luttes sont éminemment politiques, elles sont constitutives d’un nouveau champ politique.
La mort de Mohamed Diab, si on l’examine sous tous ses aspects, contient en raccourci, à travers un drame qui n’a duré que quelques secondes (les quatre coups tirés par le pistolet-mitrailleur) toute une série de mécanismes caractéristiques de notre société capitaliste développée, de notre société d’oppression généralisée :
– Le racisme, la situation du sous-prolétariat immigré
– La police, ses pratiques, son impunité
– La justice, son secret, sa collusion avec la police
– L’hôpital comme partie intégrante de l’appareil répressif d’État
– La presse comme instrument d’intoxication et d’oubli le néocolonialisme.

« Qu’on puisse tuer un homme sous les yeux même de sa femme et de sa soeur, cela donne la mesure de l’humiliation et du mépris qui frappent aujourd’hui les travailleurs immigrés en France » a déclaré Fatna, la soeur de Mohamed, au meeting de solidarité organisé à Versailles à la fin de décembre, par le Comité pour la vérité sur la mort de Mohamed Diab. Car il est bien vrai que les travailleurs immigrés ne sont pas des travailleurs comme les autres. Ils subissent à fond l’oppression capitaliste la plus impitoyable, ils sont les plus mal payés, les plus mal logés, les plus démunis des petites joies de la vie quotidienne, mais ils sont autre chose que cela. Qualitativement, ils sont des hommes venus d’un pays lointain, des étrangers dans la ville. Ils sont transplantés brutalement, ils sont privés de tous les systèmes de défense dont on peut quand même profiter dans son propre pays un Français même très pauvre : connaissance de la langue et des habitudes, familiarité avec la vie quotidienne, relations de famille, de village ou d’école… Ils n’ont pas de place dans un système social qui s’est construit alors qu’ils n’étaient pas arrivés. Mohamed Diab était soigné pour troubles psychiques. La médecine du travail a fait quelques progrès timides, malgré les réticences de la société capitaliste à poser les problèmes médicaux de la grande production industrielle dans toute leur rigueur. On commence, au-delà des « accidents » du travail, à réfléchir sur le traumatisme biologique permanent qu’infligent à l’ensemble des travailleurs les conditions technologiques de la grande industrie moderne. Mais où en est la médecine du travail des immigrés (physique, nerveuse et psychique) ? Là encore, les effets directs de l’exploitation capitaliste se cumulent, avec, ou plutôt sont multipliés par ceux de la transplantation, du dépaysement, de l’isolement, de la détresse morale, de tout ce qu’a d’oppressif la vie urbaine. Il y avait bien longtemps, que les sociétés de classes n’avaient plus besoin d’importer massivement dans la ville les travailleurs les plus exploités. Bien longtemps, c’est-à-dire depuis la chute de l’Empire romain. Seigneurs féodaux, manufacturiers du début du capitalisme, et encore les gros industriels du début du 19e siècle, pouvaient puiser dans ce réservoir apparemment illimité de main-d’oeuvre que sont, qu’étaient plutôt les campagnes occidentales. Ce réservoir est aujourd’hui presque épuisé. Et les classes exploiteuses, organisatrices de la production, en reviennent à ce que faisait l’originalité du mode de production esclavagiste : non seulement le statut de l’esclave
(dépendance totale), mais autant et surtout le fait que ces esclaves venaient d’ailleurs dans leur très grosse majorité, provenaient de ponctions opérées dans des sociétés différentes, lesquelles constituaient l’environnement « barbare » du monde gréco-romain. Le monde capitaliste développé de la seconde partie du 20e siècle ne peut lui non plus vivre sans ces ponctions de main-d’oeuvre opérées dans son environnement « sous-développé ». Et ce fait dépasse de beaucoup les frontières des anciens pays colonisateurs devenus décolonisateurs. La France importe des Nord-Africains et des hommes d’Afrique noire dans le cadre des nouveaux rapports néocolonialistes avec ses anciennes colonies, l’Angleterre fait de même avec les Noirs des Antilles, les Chypriotes, les Kényans, les Pakistanais… Mais la Suisse, l’Allemagne de l’Ouest, l’Australie, la Norvège important massivement des Turcs, des Grecs, des Yougoslaves, des Portugais… A-t-on vraiment mesuré les conséquences politiques de ce fait ? Un certain nombre d’analyses des contradictions de la société capitaliste, un certain nombre de formulations de la stratégie révolutionnaire ne sont-elles pas à réexaminer, en présence d’une situation qualitativement nouvelle ? Car s’il ne s’agit peut-être pas d’un nouveau mode de production au sens plein du terme, il s’agit d’une définition nouvelle de la classe ouvrière, d’une définition nouvelle aussi de l’internationalisme prolétarien. En particulier, il y a quelque dérision dans le fait que la mort de Mohamed Diab survient en pleine période préélectorale. L’Union de la gauche, dans son Programme commun, a quelques phrases bienveillantes pour les travailleurs immigrés…
Mais ces trois millions d’hommes et de femmes, les plus exploités, et donc ceux sur qui devrait s’appuyer en première ligne une stratégie politique qui continue à se réclamer de la classe ouvrière (« le parti de la classe ouvrière ») sont précisément exclus de cette stratégie par les révisionnistes. Ils sont exclus du processus de décision politique auxquels s’en remettent ceux-ci, c’est-à-dire les élections. Ils ne votent pas, pas plus que ne votent les jeunes ou les travailleurs migrants, les intérimaires au domicile instable ; et pendant ce temps là, le racisme est en marche : 200 assassinats racistes en France depuis un an !
Mohamed Diab n’est pas le premier mort dans un commissariat. II y a eu Auger à Clermont-Ferrand, J.-P. Thévenin à Chambéry, et combien d’autres1. Cette fois-ci, l’assassinat a eu lieu à découvert. Pourtant la police cherche à tout prix à couvrir l’assassin, le brigadier Marquet. On l’a présenté, avec la complicité de la presse, comme ayant agi « en légitime défense ». Pour cela, on cherche à prouver :
– Que Mohamed Diab était « un forcené », qui risquait de tuer s’il s’emparait du pistolet-mitrailleur
– Qu’il avait déjà mis « hors de combat » deux autres policiers dans le commissariat
– Que la rafale a été tirée dans la confusion d’un corps à corps, au cours d’une « bagarre ». « C’était lui ou moi », dit Marquet, repris en choeur par la presse. Cette thèse ne tient pas. Elle est contredite par les témoignages de membres de la famille (la soeur et la femme de Diab, et leur voisin Mustapha), qui avaient suivi Diab au commissariat et ont tout vu par une porte vitrée.
Elle est également contredite par les premiers éléments de l’instruction, et notamment les rapports d’expertise :
– Un laps de temps très net s’est écoulé entre la bagarre à coups de chaises qui a effectivement opposé deux policiers à Diab (excédé par une série de provocations et d’insultes racistes) et le tir au pistolet-mitrailleur ; Diab s’était calmé et rassis.
– Les deux policiers étaient loin d’être hors de combat. Ils n’étaient que très légèrement « obnubilés », a dit l’interne de service qui les a examinés ensuite à l’hôpital, pour ne pas se compromettre. Si on les a gardés ensuite à l’hôpital, c’est sur prière instante des autorités de police, alors qu’eux-mêmes demandaient à partir ; il fallait à tout prix prouver rétrospectivement, par la gravité prétendue de leur état, que Marquet devait tirer. Mais le « coma » dont a parlé la presse n’a jamais existé. Tout le monde le sait à l’hôpital de Versailles. Les coups de pistolet-mitrailleur n’ont pas été tirés au corps à corps, mais à plus de 70 cm de l’extrémité de l’arme (pas de poudre sur les vêtements). Les trajectoires des balles divergent, donc Marquet a espacé ses coups (au lieu de tirer « une rafale », comme dit la presse) ; il a tiré de sang-froid. Pourtant, la police et l’État défendent Marquet. Il s‘agit de maintenir le statut privilégié de la police comme corps assermenté, assuré de l’impunité et couvert par le secret d’État. C’est tout le principe de la police d’État qui est ici en jeu, principe qui prend le pas sur la « démocratie ». Ce principe des privilèges de la police comme institution n’est pas remis en cause le moins du monde par le Programme commun. Et qui s’étonne de la présence, dans le commissariat de Noailles, d’un pistolet-mitrailleur MAT-49, arme de mort que connaissent tous les anciens de la guerre d’Algérie ! Pourtant, en admettant que la fonction de la police puisse la mettre en présence de criminels dangereux et décidés à tuer, pourquoi a-t-elle besoin d’armes offensives, d’armes de guerre civile, dont les effets meurtriers vont bien au-delà de la « mise hors d’état de nuire » (tir dans les jambes…) ? Est-ce là chose normale dans les commissariats de police de France ? Pourquoi la nature – et donc la nature politique – du type d’armement stocké dans les centres de police est-elle tenue secrète ?
La mort de Mohamed Diab met autant en question la justice que la police. Leur collusion est manifeste. Il est réglementaire, techniquement « normal », que le procureur de la République, immédiatement responsable dans une telle affaire (il s’est de fait rendu sur les lieux dans l’heure qui a suivi le meurtre), confie à la police la première enquête, en attendant qu’il désigne s’il y a lieu un juge d’instruction. L’hypocrisie de ce système éclate dans le cas de Mohamed Diab ! La police chargée d’enquêter seule sur les agissements d’un de ses membres, et dans le secret. De fait, elle a entendu plusieurs dizaines de témoins en quelques jours. Et dans quelles conditions ? Elle a par exemple voulu faire dire à la femme et à la soeur de Mohamed que celui-ci les battait, qu’il était violent… Mme Diab et sa belle-soeur ont dû faire rectifier ce procès-verbal abusif lors de leur déposition devant le juge d’instruction enfin nommé – par le procureur – avec retard et sous la pression de l’émotion populaire. Mais ce juge est lui-même surchargé de dossiers, dans l’état de congestion formaliste et bureaucratique du système judiciaire. Il va mettre des mois à entendre tous les témoins déjà entendus par la police. Et toute cette instruction se déroule elle aussi dans le secret. Un détail significatif, le rapport d’expertise des vêtements de Mohamed
Diab, pièce décisive, n’est parvenu au juge d’instruction que cinquante-quatre jours après la mort. Ce rapport avait été établi par le laboratoire de la police. Aussi démonstrative, la succession des chefs d’inculpation contre Marquet. En une première étape, le procureur envisage de classer purement et simplement l’affaire. Il accepte la thèse de la police. Puis, avec six jours de retard et sous la pression de l’avocat choisi par la famille (qui se porte partie civile), il ouvre une information « contre X »… Puis Marquet est inculpé nommément mais d’homicide involontaire. Ce qui préjuge de l’instruction… L’avocat s’efforce ensuite de convertir cette inculpation en homicide volontaire. C’est un des slogans et des objectifs de la marche silencieuse sur le commissariat le samedi 10 février, à Versailles. À travers l’affaire Diab apparaissent à nu tous les rouages de notre appareil judiciaire, appareil à défendre « l’ordre établi ».
À travers la mort de Mohamed Diab, se pose aussi la question de la fonction hospitalière dans notre société. Diab a été amené au commissariat de police de Noailles et y est mort, parce qu’un incident avait éclaté à l’hôpital de Versailles où iI était allé voir sa mère malade.
Il s’est attiré l’hostilité du personnel de l’hôpital (du moins au dire de l’administration). Et l’hôpital a été également complice du scénario monté après coup pour couvrir Marquet (les deux policiers « dans le coma », gardés en observation pour accréditer la thèse du « forcené »). Que sont les hôpitaux « publics » dans notre société d’oppression généralisée ? Les hôpitaux disposent encore de certains services de prestige, couverts par le renom d’un « grand patron », pédiatre, cardiologue ou gérontologue. Mais une fraction croissante des classes moyennes va plus communément à la clinique privée, et cela est également vrai de la classe ouvrière « institutionnalisée » ; les grosses mutuelles de cheminots, de fonctionnaires, de métallurgistes disposent de leurs propres établissements hospitaliers, souvent très importants. Les hôpitaux « publics » sont de plus en plus fréquentés par la clientèle des marginaux, des faibles, des isolés : travailleurs immigrés, intérimaires, vieillards, jeunes, lumpenprolétariat. Un climat répressif y règne : règlements minutieux, contrôles multiples, organisation sévère de la vie quotidienne. Les malades en sont souvent à cacher leurs objets personnels, comme dans les prisons. Le personnel des hôpitaux est aigri, il compare désavantageusement sa situation, ses conditions de travail et de confort, à celles du personnel des cliniques privées ; ses rapports avec les malades sont mauvais. Il est coincé entre d’un côté la clientèle de l’hôpital, aux yeux de laquelle il représente l’autorité, le règlement, et de l’autre les médecins, les administratifs aussi, les « chefs ». Sa liberté d’action est encore restreinte par le fait que beaucoup de membres du personnel ne sont pas titulaires de leur poste, et sont donc soumis à toutes les pressions. Par ailleurs, les collusions entre l’appareil policier et l’appareil hospitalier sont fréquentes et variées. La police a souvent recours aux hôpitaux (fonctionnement du service de « police-secours », malades et blessés sur la voie publique, etc.). Les deux « appareils » collaborent se connaissent, sont en termes de familiarité. La police sait quand il faut s’assurer de la docilité et de la complaisance de l’hôpital (les deux policiers hospitalisés sur ordre). L’hôpital s’habitue à avoir recours à la police « pour maintenir l’ordre ».

Pressé d’aider aux progrès de l’enquête populaire sur la mort de Mohamed Diab, le personnel de l’hôpital s’est retranché derrière le secret professionnel. Qui s’ajoute au « secret » de l’instruction et de la procédure, au « secret » qui assure à la police l’impunité. Nous luttons contre le secret, nous luttons en même temps contre l’oubli, son complice. Le secret et l’oubli sont deux armes dont joue avec adresse la classe dirigeante, pour déposséder le peuple du droit de s’occuper de ses propres affaires. Et la « grande presse » joue ici un rôle éminent un examen des coupures de journaux, pour les jours qui suivirent immédiatement le meurtre, révèle deux tendances essentielles :
– L’incohérence (embrouiller les esprits)
– La partialité (appuyer les explications de la police, selon lesquelles Diab était un « forcené », Marquet aurait agi en « légitime défense»…)
– Mohamed D. aurait été amené de l’hôpital à la police « pour attentat à la pudeur » (France Soir, 1er décembre), « pour violences sur une infirmière » (L’Humanité, 1er décembre).
– Mohamed D. aurait été amené de l’hôpital à la police « en pleine crise de délire éthylique » (L’Aurore, 4 décembre) ; « une première crise aurait eu lieu à l’hôpital et les infirmiers durent intervenir et conduire le forcené à la loge du concierge » (Le Figaro, 4 décembre).
– La rafale mortelle aurait été tirée « accidentellement » (Combat, France Soir, 1er décembre).
– La rafale aurait été tirée alors que Mohamed D. « cherchait à gagner la porte » (Le Monde, 1er décembre), « voulait s’enfuir (L’Humanité, France Soir, 1er décembre).
– La rafale aurait été tirée « en légitime défense », alors que Mohamed D. « venait d’assommer à coups de chaise métallique deux gardiens, au cours d’une crise de démence et menaçait Marquet » (Combat, Le Parisien Libéré, 3 décembre) ; c’est « un drame de la légitime défense » (procureur Cordier, Le Monde, 2 décembre).
– La rafale aurait été tirée alors que Marquet et M. D. luttaient l’un pour s’emparer de l’arme, l’autre pour l’en empêcher (« c’était lui ou moi », propos de Marquet rapportés par Le Figaro, 4 décembre).
– Marquet « était armé d’un pistolet-mitrailleur » (L’Humanité, 1er décembre, qui n’est pas curieuse).
– Marquet, « menacé, s’empara d’un pistolet-mitrailleur » (France Soir, 1er décembre).
– Marquet aurait « saisi, chargé, armé un pistolet-mitrailleur afin d’impressionner Diab » (L’Aurore, 4 décembre), afin de lui faire peur et de le calmer.
Il serait facile d’allonger la liste de ces coupures de presse. Elle met en lumière un certain nombre de procédés caractéristiques.
– Recourir de façon privilégiée à l’information policière. Ce sont mot pour mot les mêmes thèses et les mêmes formules qui sont reprises par tous les journaux, du Parisien Libéré à L’Humanité. Ainsi le 1er décembre,à propos de la première version policière de « l’accident », et les 3-4 décembre, quand une « enquête » est présentée comme close et définitive. On se garde bien d’informer le lecteur qu’il ne s’agit que de l’enquête préliminaire confiée (abusivement d’ailleurs) à la police par le procureur, et non pas de la véritable enquête par un magistrat. On dit « enquête » et non pas « enquête préliminaire de police », et le tour est joué. Tant pis pour le lecteur, ou tant mieux, s’il ne comprend ensuite plus rien, quand quelques jours plus tard Marquet est inculpé par la justice.
– S’abstenir de commentaires critiques et de questions gênantes. Par exemple en parlant unanimement « d’enquête » le 3 décembre, sans expliquer le sens particulier et provisoire de ce mot. Ne pas aider le lecteur à réfléchi. Les questions posées par le groupe universitaire d’enquête ont été systématiquement ignorées, et par exemple celle-ci, très simple : quelles sont les caractéristiques techniques d’un pistolet mitrailleur, comment le manie-t-on, quels services attend-on de lui, pourquoi était-il disponible dans la caserne de Noailles, ce fait est-il exceptionnel ou courant ?
L’Humanité, à deux reprises, a fait un effort de discussion critique. Dès le 1er décembre, avant les autres journaux, elle présente les deux versions (police et famille) : elle pose le problème du racisme, des ratonnades. Mais elle insiste sur la « concordance » entre les deux versions : Mohamed était un malade mental. Le 4 décembre, elle est la seule à présenter de façon critique « l’enquête » de police (titre : « Une rapide enquête qui ne répond à aucune question »). Mais elle se contente, en conclusion, de mettre en cause « l’état d’esprit qui régnait entre un malade mental et des policiers, et qui ne pouvait se terminer que par un drame ». Silence sur les responsabilités écrasantes de la police ; silence naturellement sur l’enquête des universitaires ; ce sont des « gauchistes » dont les propos ne peuvent être que « provocateurs » et dont iI est donc plus simple de considérer qu’ils n’existent pas.
– Cloisonner l’affaire dans le temps ; ne pas aider des lecteurs fatigués ou dont l’esprit est encombré, à faire le point, à rétablir l’enchaînement des faits. Aider donc la police et la justice à camoufler l’incohérence des positions qu’elles ont dû successivement adopter sous la pression de l’opinion : 1) mort accidentelle, 2) enquête concluant à la légitime défense, 3) information contre X…, 4) information contre Marquet
– Cloisonner les divers aspects de l’affaire ; ne pas aider le lecteur à saisir, à travers un « fait divers », la cohérence profonde et l’interdépendance des divers mécanismes de notre société. L’affaire Diab, nous essayons de le montrer dans cet article, intéresse à la fois la police, la justice, les services hospitaliers, le statut des travailleurs immigrés, la structure sociologique de la ville de Versailles, la stratégie des groupes de gauche, les rapports entre les intellectuels et la lutte de masse… Elle aurait pu ou pourrait avantageusement intéresser sept au moins des rubriques entre lesquelles Le Monde se plaît à découper la réalité quotidienne
vivante :
– Police
– Justice et tribunaux
– Questions militaires (le pistolet-mitrailleur)
– Médecine et vie des hôpitaux
– Faits divers
– Les faits et les hommes
– Vie des régions
Cette liste de suggestions n’est pas limitative. Ce qui frappe dans le dossier de presse de l’affaire Diab, c’est sa cohérence, sa conformité. Deux exceptions seulement : les tentatives timides de L’Humanité pour poser le problème des « ratonnades » et aussi pour critiquer, le 4 décembre, la clôture hâtive de l’enquête policière ; et la publication partielle par Le Monde, le 6 décembre, de l’enquête du groupe universitaire. Ces deux exceptions s’expliquent par les obligations de ces deux journaux envers leur clientèle particulière. Mais elles ne modifient pas les lignes générales de l’analyse précédente, et en particulier ceci :
– La presse est dépendante des informations policières
– La signification des faits et leur portée sont maquillées ou réduites ; ils sont réduits à l’état « d’accidents individuels », on les « enkyste » au lieu de mettre en évidence leur caractère subversif, leur capacité à nous faire réfléchir sur la société dans son ensemble, leur rôle de révélateur. C’est-à-dire que la grande presse tient une place de choix dans le système global de conditionnement de nos esprits, lequel constitue un des rouages essentiels de la société capitaliste développée. Ce qu’on appelle pudiquement chez les sociologues « mass media of communication » sont en réalité des techniques de domestication de masse. C’est vrai de la presse, comme de la radio, comme de la publicité. Bleustein-Blanchet, Lazareff, Arthur Conte, est aussi indispensable au maintien du pouvoir de la classe dirigeante et de son « ordre public » que Marcellin. Il serait naïf, comme ont pu le penser certains, de faire de la police l’instrument privilégié du pouvoir, et donc l’objectif principal de la lutte. La police est l’instrument le plus voyant, mais pas forcément le plus insidieux. Contre les mouvements populaires, les classes dirigeantes ont autant besoin de tromper ou de distraire que de frapper. Elles n’agissent pas seulement dans la sphère des rapports politiques classiques. Elles savent le poids de la « culture » au sens large, le poids des images entrées à force dans les esprits. Nous sommes en face d’une entreprise cohérente et puissante de « Grande contre-révolution culturelle capitaliste », aussi nécessaire à la bourgeoisie que la Révolution culturelle l’était au prolétariat et au peuple chinois. Dans les deux cas, la bataille se livre dans les esprits et les coeurs. La bourgeoisie le sait, et elle joue à fond des fantastiques progrès de la technologie des mass medias. Ce qui ne veut pas dire que la lutte soit inutile. Des percées peuvent être réalisées dans des conditions favorables ou en jouant de facteurs contradictoires favorables. Tels ces journalistes de l’ORTF qui réussirent à faire passer sur l’antenne une interview de la soeur de Mohamed Diab… alors que Péricard, commentateur officiel, se contentait de présenter Marquet comme « un homme qui a eu peur », afin de le blanchir… Le Comité de Versailles pour la vérité sur la mort de Mohamed Diab a de même réussi à faire passer dans l’hebdomadaire local Toutes les nouvelles de Versailles un communiqué contredisant la version de la police, que jusque là ce journal reprenait à son compte. Cette percée fut obtenue par un rassemblement de masse devant le siège du journal, trois personnalités locales étant reçues par le directeur.
L’affaire Mohamed Diab pue le pétrole algérien du néocolonialisme. Le néocolonialisme c’est entre autres choses, selon la définition proposée par Samir Amin, la relève d’un certain type de collaborateurs de l’impérialisme par un autre. Dans le colonialisme classique,
les collaborateurs sont recrutés dans les anciennes « élites » : caïds, chefs tribaux, mandarins. Dans le néocolonialisme, le même rôle est dévolu à une néobourgeoisie compradore et marchande, fortement implantée dans l’appareil de l’État revenu à l’indépendance formelle. Pour l’Algérie, depuis les accords d’Évian, cette néo-bourgeoisie vend à la France son pétrole et son vin, et lui fournit des « esclaves » dont les économies seront rapatriées en Algérie, et dont le départ détend un peu de la situation sociale là-bas. Il est donc essentiel, pour que le système de complicité néocolonialiste fonctionne bien, que ces « esclaves » n’acceptent pas trop mal leur sort, et que les « bavures » soient étouffées et réduites au minimum, restent sans écho. D’où les incroyables pressions faites par les autorités algériennes de France, diplomatiques ou syndicales, afin d’empêcher toute expression publique de l’indignation des travailleurs immigrés et français devant l’assassinat de Diab. Le corps, déjà conservé hideusement à la morgue pendant près de deux mois du fait des lenteurs de la procédure (expertises, délais de contre-expertises), n’a même pas été autorisé à revenir pour de brefs instants à Versailles. On l’a évacué comme une chose gênante, vers Orly.
Cette complicité dans la défense des rapports néo-colonialistes franco-algériens (freiner le mouvement de masse chez les immigrés) allait pourtant directement à l’encontre des intérêts de la famille Diab, des intérêts de tous ceux que menace le racisme anti-immigré ou qu’il a déjà frappés (200 morts arabes depuis un an, tués par racisme). Tant il est évident que la seule force qui a quelque chance d’influencer la Justice et d’aboutir au châtiment de Marquet, c’est la pression populaire, notamment derrière le corps d’un ouvrier assassiné par la police.

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L’affaire Mohamed Diab se passe à Versailles, et le mot versaillais a un sens bien précis dans le vocabulaire politique français. Les Versaillais, ce sont ceux qui poussent à son extrême limite la défense de l’ordre bourgeois, la défense de classe : ils éliminent en masse leur adversaire par le meurtre pur et simple, le massacre. Hitler, Nixon, sont les héritiers directs de Thiers. Faut-il dire que Marquet a eu « un comportement typiquement versaillais », que les policiers aujourd’hui sont « de nouveaux Versaillais » ? Non, car au stade actuel la police et le pouvoir, en France, n’ont pas besoin que se généralise le geste de Marquet. Ils n’en sont pas à liquider massivement (versaillaisement) les travailleurs immigrés par le meurtre. Ce qui ne veut pas dire que le geste de Marquet ne soit pas significatif des rapports réels sur lesquels est construite notre société, ne soit pas révélateur et clarifiant. Pourtant, le meurtre de Diab est inséparable du contexte dans lequel il s’est déroulé : un certain espace urbain, une certaine structure sociale qui sont ceux du Versailles de 1973. Le commissariat de Noailles, avec ses belles colonnes 17e siècle, ne dépare pas la perspective monumentale de l’Avenue de Paris, qui va droit sur le Château. À trois siècles de distance, cette avenue est aussi vide, aussi néantisée, que l’avait voulu le Roi-Soleil quand il avait décidé de se couper de son peuple, en s’isolant dans son palais. Le soir vers 8 heures, quand le meurtre fut commis, personne n’y passe. Pas de vie de rue, pas de témoins. Dans les grandes voies mortes de Versailles, les demeures des bourgeois versaillais : industriels et officiers, rentiers et cadres, professions libérales et spéculateurs nantis. Ils vivent reclus dans leur luxe matériel et leur confort moral. Mais ces bourgeois ont quand même besoin que soient accomplies un certain nombre de tâches sordides nécessaires à la vie sociale, mais si mal payées que les travailleurs français peuvent se permettre de les refuser. À Versailles comme ailleurs, sont arrivés les Arabes, les Noirs, les Espagnols ; on en compte environ 6 000 dans l’agglomération versaillaise, en 1972. Certains sont dispersés dans des logements « sociaux » relativement bon marché, dans des quartiers populaires dits « rénovés ». Au bidonville des Grands-Chênes, « cité de transit », habitent encore plusieurs dizaines de familles arabes, dont les parents de Diab. Il est à 100 m du Club Hippique, en bordure de forêt. À mesure que ses habitants sont relogés (ce que Mohamed venait d’obtenir) on démolit au bulldozer les pans de murs et les toits : image de cruauté dégradante, de peur, d’insécurité — l’ambiance d’un quartier bombardé. On tolère les travailleurs immigrés à Versailles, car on a besoin d’eux, mais on les méprise, surtout dans les services officiels. Il suffit, pour saisir ce climat de racisme, de passer à la mairie, au service des papiers d’identité. Une queue pour les Français, une pour les « étrangers », et là, tracasseries, humiliations, impatience grossière, brusquerie qui affole celui que déroute déjà tant de formalités. La police de Versailles s’est peut-être vantée (Toutes les Nouvelles de Versailles, 20 décembre), d’avoir confié à un Algérien musulman le commandement de ses corps urbains. Mais il faudrait beaucoup plus, pour que soient « balayées les accusations de racisme », comme elle le prétend. Il faudrait que les travailleurs immigrés cessent d’avoir peur, quand ils s’adressent à la police. Les injures racistes de Marquet à Mohamed, à sa soeur, à sa femme, le soir du meurtre, combien d’autres Arabes et d’autres Noirs les ont entendues… À l’époque de la guerre d’Algérie, le commissariat de Noailles était un des centres de la répression anti-arabe. Il est resté un centre de la répression politique contre les jeunes, contre les travailleurs immigrés, contre tous ceux qui inquiètent les bourgeois.
Sans doute, le geste de Marquet ne se répète pas tous les jours. Il est dans sa singularité, le fruit de circonstances particulières. Mais le pistolet-mitrailleur, lui, était là tous les jours, prêt à lâcher ses rafales mortelles. Ce n’est pas une arme défensive qu’un policier peut avoir à utiliser contre un gangster dangereux. C’est une arme de guerre civile latente, de répression sanglante, comme la police de Versailles veut en avoir en permanence à sa disposition. Ce pistolet-mitrailleur est bel et bien versaillais au plein sens du terme.

***

Dans l’affaire Diab, l’enquête populaire a tenu une place importante. Un groupe d’universitaires parisiens, appuyé par des militants de Versailles, a pu intervenir dans les trois jours qui suivirent l’assassinat, accueillir et authentifier des témoignages contredisant la version de la police sur des points fondamentaux (non-simultanéité de la bagarre à coups de chaises et des coups de feu, distance entre Diab et Marquet, etc.). La pression a été suffisamment forte, le scandale suffisamment grand pour que l’essentiel de ces témoignages soient publiés dans Le Nouvel Observateur, Le Monde, Politique Hebdo, La Cause du Peuple. Parallèlement à cette percée dans la presse, une percée en direction de l’appareil judiciaire. Un avocat parisien, alerté au nom de la famille à 23 h 40 le premier jour de l’enquête, part à Versailles le lendemain matin, avertir le procureur du dépôt de partie civile de la famille, empêche le classement pur et simple de l’affaire. C’était une question d’heures. Cette intervention du groupe universitaire d’enquête s’est donc révélée positive. À un certain nombre de conditions :
– Agir immédiatement. II faut avoir du réflexe. Apporter à la famille, ou aux autres victimes de l’oppression, toute l’aide dont elle a besoin sur-le-champ. Combiner la lutte judiciaire et la lutte politique (notamment avec les dizaines de milliers de tracts diffusés sur Versailles) ;
– S’appuyer sur la bonne volonté et le bon sens populaires. Faire appel à tous. Des voisins, par exemple, des employés de l’hôpital ont apporté à l’enquête des éléments très précieux ;
– Être convaincu de la nécessité irremplaçable d’une enquête indépendante. C’est-à-dire d’un acte conscient et volontaire de retrait d’allégeance, de désobéissance civile, vis-à-vis des institutions officielles et des appareils idéologiques d’État (police, justice, presse, hôpitaux), nous n’avons pas confiance dans les enquêtes officielles ;
– Concevoir cette enquête comme une riposte, une offensive, une mise en accusation du système, et non pas un effort serein et désintéressé pour reconstituer les « faits ». Cette enquête procède d’une analyse politique et en revanche la nourrit et la nuance. Quand les fascistes cambodgiens ont assassiné en janvier 1973 un militant du FUNK à la Cité universitaire, les circonstances se prêtaient parfaitement à une enquête-riposte de ce type. Mais les « militants » des « organisations » se sont enlisés dans des meetings où chaque groupe développait copieusement « sa » plateforme anti-impérialiste, au lieu d’aller avec les masses dans le sens de la riposte immédiate sur le terrain, et de l’enquête dénonciatrice. On discute pas mal sur le rôle politique des intellectuels (J.-P. Sartre, etc.). Beaucoup d’entre eux sont las de servir de main-d’oeuvre mercenaire, bonne à des effets publicitaires, utile également (pense-t-on assez naïvement) comme parapluie anti-flics. Ils ne cherchent pas pour autant à se constituer en force politique autonome, inutilement ambitieuse et prétentieuse. Ils sont, en nombre croissant, conscients du caractère dérisoire d’une activité « intellectuelle » coupée de la pratique, et du caractère bourgeois de leur mode de vie. Mais leur faut-il pour autant « se nier » purement et simplement ? S’ils ont encore, paradoxalement, un rôle spécifique à jouer aux côtés des forces populaires, c’est – entre autres orientations possibles – dans des enquêtes-ripostes : ils ont du temps libre, l’habitude de la parole et de la rédaction, le goût des « dossiers ». Et les occasions ne manquent pas… Il faudra encore bien longtemps, avant que soit résolu le problème de l’intellectuel révolutionnaire : comment à la fois le dépasser et l’accomplir. Des enquêtes-ripostes comme celle de Versailles, aident peut-être à mieux poser ce problème, à l’aide de la pratique…
La mort de Diab mettait simultanément en cause le racisme, les pratiques policières, le fonctionnement de la justice, celui des hôpitaux, le rôle de la presse, la présence du néocolonialisme dans la société française. Elle met donc conjointement en cause un certain nombre de rouages essentiels et de contradictions essentielles de la société. La même analyse pourrait être faite à propos d’un certain nombre d’autres « faits divers », dont chacun offre cette particularité de cristalliser de façon significative, criante, plusieurs formes d’oppression qui se combinent, s’aggravent mutuellement, et dont les effets se multiplient jusqu’à en devenir explosifs. La mort de Jean-Pierre Thévenin, survenue au commissariat de police de Chambéry le 15 décembre 1968, met simultanément en cause :
– La situation faite aux jeunes. Un dimanche après-midi d’automne, que peuvent faire d’autre deux jeunes ouvriers qui n’ont rien de voyous (J.-P. T. était soudeur à l’arc, métier hautement qualifié), que d’aller traîner au café. Dans une grise petite ville de province où ils ont été transplantés par la loi d’airain du « marché du travail », quelle vie, quels loisirs leur sont offerts ? La police est appelée au café à la suite d’un incident banal, elle les embarque. Et avec d’autant plus de zèle que cela se passait six mois après mai 68. Les forces de l’ordre, comme la bourgeoisie cherchent la revanche de leur « grande peur ». L’un d’entre eux n’en sortira pas vivant.
– Le statut privilégié de la police en tant que corps et la complicité de la justice. Même problème que dans le cas de Diab. Un policier est au-dessus du droit commun. Non seulement sa parole ne peut être soupçonnée, mais le système a besoin que le policier soit un être privilégié ; on le défend par principe. La machine judiciaire ne peut fonctionner, dans le système actuel, que si la police fait les premières enquêtes et donc oriente nécessairement les démarches ultérieures du juge, dont l’indépendance est une dérision. La police est donc officiellement chargée de son autoprotection… Police et justice sont complices non par accident ou abus, par une nécessité interne du système. Les policiers qui étaient présents dans le commissariat où est mort Jean-Pierre Thévenin n’ont jamais été inquiétés. La justice s’est enlisée dans une procédure effroyablement compliquée, qui est montée jusqu’à la Cour de cassation, a coûté trois millions anciens à la famille Thévenin, a duré 4 ans, pour finalement clore le dossier sans l’avoir ouvert au fond. Il n’y a jamais eu d’instruction sérieuse par un magistrat indépendant grâce à des astuces de procédure qu’il faudrait (et faudra) un volume pour relater. L’affaire Thévenin n’est pas une « violation » des droits de l’homme. C’est le produit logique, bien qu’extrême, des exigences du système policier-judiciaire actuel. « Le criminel a lui-même classé l’affaire » (M. Thévenin). Et le communiqué triomphal de Marcellin, après l’arrêt de la Cour de cassation classant l’affaire T. en janvier, ferme la boucle. Il se félicite que « justice soit rendue » aux policiers de Chambéry. Pas un mot sur ce qui a pu réellement se passer. Il est exceptionnel que la police soit amenée à tuer, mais quand elle le fait il est normal et nécessaire qu’on la couvre ;
– La complicité de l’hôpital. La police a l’habitude de compter sur l’hôpital. Cette nuit-là (Thévenin est mort dans la soirée), on a téléphoné à plusieurs reprises de la police à l’hôpital, pour un permis d’inhumer immédiat. Des médecins ont essayé de résister. Quand Mme Thévenin est arrivée le surlendemain, le médecin lui a dit « Mme c’est un crime, cela finira en Cour d’assises ». Mais il a ensuite refusé de répéter et de motiver cette phrase ; il s’est écrasé. Les médecins n’ont pas eux-mêmes cherché à examiner la cause des traces suspectes qu’on avait pu observer sur le corps. « Ce n’était pas leur affaire ». Non seulement ils se sont sentis liés par le « secret professionnel » (morale corporative qui fonctionne au service de l’ordre établi) mais ils sont conditionnés au point de trouver normal de se taire, de ne pas poser de questions, de ne pas s’adresser directement à l’opinion publique sous leur propre responsabilité. Le cloisonnement professionnel fonctionne bien. Chacun reste dans son rôle de rouage particulier. Dans ce cas précis, il y a « non-assistance posthume à personne en danger ». Si l’on examine selon la même méthode un certain nombre « d’affaires » récentes, on peut facilement mettre en évidence que :
– il ne s’agit pas de « faits divers », mais de faits politiquement signifiants, révélateurs du fonctionnement réel de notre société ;
– chacune de ces affaires met conjointement en cause un certain nombre de sphères sociales qu’on a l’habitude de considérer séparément, de cloisonner (qu’il s’agisse des rubriques du Monde, des commissions du Parlement ou des sections spécialisées du Comité central du PCF) ;
– chacune de ces affaires présente une combinatoire différente, spécifique ; plusieurs sphères, plusieurs contradictions sont mises en jeu, mais pas les mêmes à chaque fois.
Quelques exemples suffiront :
– Saint-Laurent-du-Pont, incendie du 5/7, qui met en jeu :
– Les loisirs des jeunes et la spéculation commerciale sur leur dos ;
– La construction à bon marché, l’envahissement des « matériaux modernes » dont profitent les trusts chimiques et qui éliminent le « bâtiment » traditionnel ;
– Les rackets de gangsters, tolérés par la police ;
– L’irresponsabilité administrative, diluant toutes les décisions. Seul l’ancien avocat de Pétain Isorni a, logiquement, demandé qu’on inculpe le Préfet ;
– La carence de la justice : peines dérisoires.
– Bruay-en-Artois, qui met en jeu :
– L’insécurité sexuelle des femmes le soir dans les rues ;
– Les antagonismes de classe dans une région en récession économique (mines) ;
– La partialité de la justice, au profit des riches ;
– Le secret judiciaire, qui se refuse à tout contrôle populaire et qui élimine un magistrat qui cherche ce contact.
– Issy-lès-Moulineaux, 14 juillet 1972, attentat fasciste contre un bal populaire, qui met à
la fois en jeu :
– Le fascisme d’usine, la CFT coupable du raid ;
– Le racisme, attentat contre des émigrés yougoslaves ;
– La crise du logement : il s’agit d’un raid contre une maison occupée, contre la forme la plus avancée de la lutte des mal-logés ;
– La complicité de la police et de la justice : inculpation très tardive des coupables, l’affaire traîne ;
– La fonction de secret et d’oubli. Jamais la presse n’institue une rubrique intitulée « les affaires qu’on s’efforce de nous faire oublier »
– Le terrorisme sexuel : deux femmes violées.
– L’incendie du CES de la rue Edouard-Pailleron :
– La nocivité des matériaux modernes « industrialisés » ;
– Le système de passation des marchés de l’État, au bénéfice de quelques grandes firmes liées au régime, et en cherchant délibérément à éliminer les petites et moyennes entreprises travaillant selon les méthodes classiques de construction ;
– L’irresponsabilité administrative, la dilution des décisions entre les services « compétents » de l’Éducation nationale ;
– L’intoxication idéologique : il s’agit d’un accident, dont on fait tout pour dissimuler qu’il est un produit normal du système ;
– Le désarroi tragique des jeunes, exprimé à son paroxysme dans le geste des deux incendiaires. Dans les classes de transition, on est déclassé, rejeté par la société, avant même d’y avoir tenté de trouver son chemin ; on est dans l’impasse. Et on subit en même temps toutes les pressions d’une société où violence et meurtre s’étalent au grand jour. Si l’on examinait l’affaire du Larzac, l’affaire du Talc Morhange, la grève du Joint Français, celle des filles de Thionville, on retrouverait chaque fois ce même caractère multisignifiant. « Ainsi va la politique de la France ou plutôt ce qu’André Malraux » nomme la « politique politicienne ». L’autre, la nouvelle politique, continue cependant à faire craquer de toutes parts les cadres de notre vie et les structures de notre collectivité, à ébranler chaque jour plus rudement les principes et les fondements mêmes de notre société, à remuer bien plus le pays que les grandes manoeuvres préalables au renouvellement de ses élus. On a manifesté pour la défense de la nature, contre la réquisition du Larzac, pour la libération de l’avortement, contre le racisme même, plus ardemment, plus bruyamment en tout cas que pour ou contre l’UDR ou l’Union de la gauche. Les affaires Tramoni et Touvier, l’enquête de Bruay-en-Artois, l’exécution de Buffet et Bontemps, les procès de Bobigny, le meurtre d’un Algérien par un policier à Versailles, allèrent bien au-delà du fait divers, et ils ont ému, indigné, secoué une partie de l’opinion, bien plus que les péripéties du « sommet européen » ou de l’élargissement de la Communauté…
« À ce remue-ménage des consciences et des moeurs, à ce fantastique “soulèvement de la vie” que l’on sent sourdre de toutes parts, la politique traditionnelle n’a pu apporter jusqu’à présent que des réponses trop tardives, balbutiantes, dérisoires ou répressives… » Ce ne sont ni A. Geismar, ni M. Clavel, ni J.-P. Sartre, ni M. Foucault qui ont écrit ces lignes !… C’est Pierre Viansson-Ponté dans son bilan de « l’insolite année 1972 » (Le Monde, 30 décembre 1972). Il a bien senti combien le meurtre de Diab, survenu en pleine période préélectorale, mettait en évidence le caractère dérisoire des sondages et de leur suspense, du dosage des investitures, des combinaisons des états-majors, avec en face et par contraste, le mouvement réel des masses et leur force cachée. Jean Ferniot, autre professionnel du journalisme politique, exprime la même satiété, la même inquiétude dans son récent livre « Ça suffit ». Il le présente en ces termes dans une interview au Nouvel Observateur : « Les 2 000 personnes qui constituent le “tout-État” ont des divergences politiques, mais font partie du même monde. Il y a une certaine complicité. En France, il y a le langage des gens d’en haut et le langage des gens d’en bas. Quand M. Séguy doit être reçu par le Premier ministre, il l’est. Mais quand les jeunes vendeuses des Nouvelles Galeries se mettent en grève, il faut un mois pour qu’on en parle à Paris. Il faut un détonateur imprévu pour que les pauvres usagers du métro, pour que les immigrés mal logés aient droit à un article… Je ne suis ni fasciste, ni poujadiste, ni maoïste. Simplement, je stigmatise les hommes politiques qui gouvernent en dehors des Français, sans leur contrôle… » Ainsi se constitue sous nos yeux et avec notre participation active un « nouveau champ politique », dont même de vieux routiers de la politique bourgeoise perçoivent l’apparition saisissante. Ce nouveau champ politique disqualifie automatiquement l’ancien, c’est-à-dire la « politique » traditionnelle. Il la rend dérisoire. Et l’Union de la gauche, dans la mesure où elle a jusqu’ici refusé de prendre en considération ces forces nouvelles sauf par démagogie tardive (Larzac, Joint Français) est frappée de la même dérision. La discussion de fond sur ce « nouveau champ politique » a à peine commencé. Mais il ne peut être question de l’esquiver. Elle sera longue et difficile. Elle ne progressera que si elle se fonde sur la pratique, mais avec la volonté de la dépasser par la réflexion : les mêmes militants qui se sont dévoués pendant des centaines d’heures dans la maison occupée de la rue Jacquier (celle qui a tenu le plus longtemps, et qui était comme le symbole de cette forme nouvelle de lutte), n’ont pas pu en présenter un bilan politique public. Étaient-ils vraiment convaincus de ce besoin ? Les crises ponctuelles, dont les morts de Thévenin et de Diab sont des exemples, ont un effet unificateur et multiplicateur. Le quotidien, le concret, unifient immédiatement ce que l’analyse « politique » dissocie ; les cloisons éclatent. Le mouvement pour le Larzac unifie la lutte contre l’armée, la lutte pour la sauvegarde de la nature, la lutte occitane. Et il s’agit d’un effet multiplicateur : la lutte de classe des ouvriers du Joint Français était d’une qualité supérieure, parce que beaucoup d’entre eux venaient de la petite paysannerie et avaient lutté contre sa liquidation, parce que les jeunes ouvrières connaissaient l’oppression sociale qui frappe la femme, surtout en milieu ouvrier, parce qu’enfin toute la Bretagne s’était dressée pour les soutenir. Toutes ces « affaires ponctuelles » décloisonnent donc la réalité. Elles se situent à l’intersection de lignes de fractures multiples, qui traversent notre société et en font la fragilité. Elles sont « surdéterminées », et la combinaison de toutes ces contradictions en un point et un moment précis est explosive. Ainsi sont simultanément libérées, ou peuvent être libérées les énergies populaires contenues jusque là et cloisonnées jusque là. Que la vie quotidienne unifie les luttes, il y a là une démarche qui prend exactement le contrepied de celle des appareils politiques classiques ; pour ceux-ci (y compris pour les mini-appareils dispersés à la gauche du PCF), l’unification des luttes se fait au centre et non à la base : chacun milite dans un « secteur » particulier ; c’est le Bureau politique ou la direction nationale qui veille à ce que chaque lutte particulière s’insère dans une stratégie d’ensemble, qui définit les priorités, les hiérarchies, les coordinations éventuelles, les « campagnes », les programmes, les calendriers, les « Assises », les « États généraux », les « Journées » prévues de longue date – et le bon « militant » souhaite secrètement mais ardemment que rien n’arrive, dont l’urgence ou la sensibilisation par les masses (guerre ou paix, grève ou catastrophe), ne l’obligerait à modifier in extremis ce qui a été savamment programmé longtemps à l’avance. Les crises ponctuelles ne sont pas seulement signifiantes ; elles ne sont pas seulement révélatrices, en un seul flash, de contradictions multiples et jusque là dissociées ; elles sont en même temps génératrices de luttes populaires vraies. Les « détonateurs imprévus » dont parle Ferniot. Ces luttes populaires sont menées par les masses elles-mêmes, elles sont marquées par leur volonté d’action. Elles permettent de porter des coups au système, elles permettent en même temps d’élever le niveau de conscience politique. C’est ce qui s’est passé pour Mohamed Diab. Le 16 décembre, plusieurs centaines de Parisiens ont manifesté sur le boulevard Bonne-Nouvelle à Paris, pendant plusieurs heures. L’impact a été certain sur la presse et le public (d’autant plus que les brutalités policières ont frappé les journalistes eux-mêmes et que la solidarité corporative a joué dans le sens d’une information large sur la manifestation). Cette manifestation a compté, même si l’appel initial, rédigé par Sartre et contresigné par plus de deux cents intellectuels, ne mettait en avant que la composante raciste de l’affaire Diab et donc en affaiblissait le sens, en ignorant les autres composantes – celles dont on a montré ici l’intersection subversive. Le 10 février, a eu lieu à Versailles une marche silencieuse en direction du tribunal et du commissariat de police, à l’appel du Comité de soutien de Versailles et du Comité de défense de la vie et des droits des travailleurs immigrés de Paris. Plus de 1 200 personnes y ont participé. Le mépris du silence avait plus de force que des slogans aggressifs, et d’autant plus que les participants marchaient sous une pluie battante. La police avait dû compte tenu de la sensibilité inhabituelle de la population de Versailles, autoriser la marche. L’impact fut certain. Un face-à-face dramatique opposa à la fin de la marche, le cordon de police qui barrait l’avenue de Paris et la famille de Mohamed Diab, portant une gerbe en son honneur. C’est aussi ce qui s’est passé pour Jean-Pierre Thévenin. Sa mère, son père, ont été les animateurs infatigables d’une campagne qui dure depuis quatre années et ne va pas s’arrêter avec l’arrêt négatif de la Cour de cassation et le communiqué triomphal de Marcellin. De nombreux meetings ont eu lieu dans les villes du Sud-Est, ainsi qu’à Paris. 10 000 signatures ont été collectées. Des cartes postales de solidarité avec la famille Thévenin ont été imprimées et diffusées. Le 16 décembre, le même jour que la manifestation de Bonne-Nouvelle, une marche silencieuse a réuni 800 personnes à Chambéry, conduite par les parents Thévenin. Elle passa à proximité même du commissariat où Thévenin avait trouvé la mort. Les policiers du cordon de police étaient blancs, même si aucun d’entre eux n’était à Chambéry en décembre 1968 (tous ceux qui s’y trouvaient ont été mutés en silence). Certains ont récemment tenté de couler toutes ces luttes populaires riches et diversifiées, dans un moule uniforme, celui des « Comités vérité-justice » (les « CVJ », dans le langage des militants initiés…). Mais cette formule standardisée est si générale, qu’elle ne permet pas de mener chaque lutte particulière au bout de ses possibilités. Elle ne se réfère qu’à des notions morales abstraites, et non aux adversaires qu’il faut frapper (le racisme, la police, l’hôpital, l’armée, la presse, les pollueurs, le patronat, le ministère de l’éducation nationale…). Ce qui compte au contraire, c’est de pousser la lutte contre ces adversaires, dans les différentes directions concrètes à l’intersection desquelles se trouve la crise ponctuelle considérée. Le nouveau champ politique est politique par nature, il est la vraie politique, celle que font les masses. Il est difficilement croyable que certains se soient acharnés à diffuser, à asséner le slogan « les masses, les mal-logés, les victimes de l’oppression…, ne font pas de politique. » Ce slogan est un mot de passe pour les initiés, un test permettant de séparer les bons des méchants ; cette formule est défensive et castratrice. Elle réduit la capacité de vision politique des masses (la politique devenant l’affaire d’un petit nombre de « militants » initiés). Ce qui compte au contraire, c’est d’aider les masses à prendre conscience de leur véritable capacité politique. Celles qu’elles doivent exercer de façon continue et non par intermittence, à travers la démission du bulletin de vote. La conscience de cette capacité politique ne naîtra que lentement, et les illusions du spontanéisme se dissipent à mesure que s’éloignent mai 1968 et plus encore un certain « 22 mars ». Le problème de l’avant-garde plus consciente reste entier. Mais l’exigence principale reste la reprise en mains par les masses de leur destin politique ; elles font déjà de la politique, même à tâtons ; elles en feront de plus en plus, à mesure que se décomposera le jeu traditionnel de la « politique ». Il ne s’agit pas non plus, ce qui est à l’extrême gauche l’attitude inverse, de « politiser » la lutte des masses. Le quotidien est éminemment politique dans son principe. Ce sont les habitués de la politique traditionnelle (gauche classique ou groupes situés plus à gauche) qui cherchent, quand des luttes populaires atteignent par elles-mêmes un certain niveau, à Ies « politiser », c’est-à-dire à les utiliser au service d’une stratégie programmée de l’extérieur et par avance. Il ne s’agit ni d’un apolitisme qui ferme toute perspective, ni d’une « politisation » de l’extérieur, mais d’une guérilla politique à fondements directement populaire. Cette guérilla politique durera très longtemps. Elle est décentralisée, par nature, diluée, aussi mobile que l’actualité quotidienne sur laquelle elle se greffe, et que le champ politique dans laquelle elle s’insère. Elle échappe par nature à toute programmation et à toute centralisation, et pourtant elle contient en germe les luttes les plus décisives. Elle est hors de portée de ceux qui prétendent « mobiliser » les masses conformément à leurs plans et en fait les immobilisent. C’est ce que signifie la formule de Maurice Clavel, « le soulèvement de la vie ». Ce qui ne veut pas dire qu’il faille renoncer à toute perspective d’ensemble, qu’il faille renoncer à bouleverser la société dans son ensemble. Chaque lutte particulière modifie le rapport des forces dans son ensemble, (chaque pion bougé sur l’échiquier modifie l’ensemble de celui-ci, dit Mao).
Mais il faut accepter de faire un long, un très long détour, pour contourner l’obstacle. C’est seulement au long du chemin, que se dessineront les lignes du but à atteindre, de la société à reconstruire. Car la seule chose qu’on connaisse avec précision, c’est la société d’oppression généralisée que ce chemin permet de quitter. Et c’est en chemin que se dessineront les liens d’un type nouveau qui sont appelés à s’établir et doivent nécessairement s’établir entre l’avant-garde (c’est-à-dire les gens les plus actifs, les idées les plus révolutionnaires, les expériences les plus riches) et tous les autres : ceux sans lesquels l’avant-garde ne peut rien.


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Akye BBK
Lundi 3 Avril 2017





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