The Tottenham chronicles - Emeutes et pillages au Royaume-Uni du 6 au 10 août 2011

03/11/2011


Brochure sur les émeutes et pillages au Royaume-Uni du 6 au 10 août 2011 à télécharger en bas de page.

The Tottenham chronicles, c’est un recueil de textes qui viennent, pour la plupart d’entre eux, d’Angleterre. S’y trouvent aussi bien des témoignages à chaud que des analyses présentées avec un peu plus de recul.

Au sommaire :

Analyse critique d’une révolte
– Les yeux grands ouverts à Londres (Occupied London collective)
– Londres brûle – causes et conséquences des émeutes, une perspective anarchiste (Workers Solidarity Movement)

“On cible les richesses...”
– Émeutes à Londres : combats sur Mare Street (Libcom)
– Quand le silence s’ébruite (Restructuration-sans-fin)
– Criminalité et récompenses (Max von Sudo)
– Cinq postes de police attaqués à Nottingham (Joseph K)

Traque & répression
– Vengeance de classe (Federico Campagna)
– Pas de panique, ne parle pas (anonyme)
– Camouflage digital (Le Réveil)
– Remplir les comicos, remplir les tribunaux, remplir les prisons (Zanzara athée)
– Nouvelles technologies + police + citoyenneté = répression 2.0 (Zanzara athée)



Les yeux grands ouverts à Londres

Des visages souriants, certains sous des foulards et des cagoules. C’est ici, à Hackney, Londres. Ou alors c’était à Hackney la nuit dernière. C’est quelque part ailleurs ce soir et ce sera encore ailleurs dans quelques heures à peine. Les sourires sont là parce que les rues ont été prises et parce que plus personne n’a peur de la police.

Certaines personnes disent que mettre le feu à une voiture de police n’est pas politique, que le pillage d’un magasin est un acte de voyous égotistes, qu’il est irresponsable de briser des vitrines. Ceux qui disent que ce n’est pas politique ont vécu dans cette ville avec les yeux clos, ne voyant pas les immenses inégalités grandissantes et la répression économique et sociale. La politique. Les politiques de logement. Les politiques urbaines. Les politiques sociales. Les politiques financières. Avec quels résultats ? Non seulement les gens vivent dans des logements de merde, avec des boulots de merde, et se font emmerder quotidiennement par la police, mais pour la plupart, les perspectives sont encore plus merdiques, avec la crise financière et les restrictions budgétaires de plus en plus pénibles à vivre.

Il y a aussi ceux qui disent que ce n’est pas politique parce que les cibles sont mauvaises – des commerces locaux et quelques lieux d’habitation sont malheureusement a compter parmi les victimes. Ils disent aussi que ce n’est pas politique parce que le pillage sert plus le marché noir que la nécessité de se nourrir, ou parce que les gens volent des vélos et des caméras aux spectateurs, mais il ne s’agit pas d’émeutes consciencieusement organisées comme certains l’auraient souhaité. C’est une réaction, une révolte, l’éclatement d’une bulle de colère, de répression, d’ennui pur, de dépression et du manque de possibilités. Et quand cette bulle finit par éclater, tout devient une cible potentielle pour la vengeance d’un assassinat policier, mais il y aussi l’amusement, l’assurance de s’emparer de marchandises, et regagner du pouvoir sur sa propre existence pour un moment, et à travers toute la ville pendant quelques jours.

Comme dans toute action de rue, chaque personne impliquée a sa propre façon de s’exprimer, il y a constamment des discussions d’ordre politique et des débats de rue entre les gens sur les actions à mener. Dire que les gens impliqués sont tous des voyous et qu’ils n’ont rien de politique est un mensonge. Comment les discussions et actions contre le continuel harcèlement et les assassinats policiers peuvent-ils ne pas être politiques ? Comment les discussions sur comment réagir face aux problèmes sociaux, aux restrictions budgétaires du gouvernement imposées à l’éducation et aux activités de jeunes, face au chômage, au manque même du plus petit niveau d’auto-détermination, ne peuvent-elles pas être politiques ? Comment peut-on considérer aussi soudainement autant de jeunes gens comme des voyous ordinaires et des criminels ?

Dans un journal, un nouvel habitant de Hackney se plaint de ne plus se sentir en sécurité dans le quartier, alors qu’il pense que les problèmes sociaux ou les fusillades sont internes aux gangs, aujourd’hui il est terrifié à l’idée de sortir de chez lui. Cela montre bien la ségrégation, même dans les quartiers les plus mixtes, et comment il est facile d’oublier les problèmes sociaux tant que les victimes sont jeunes et noires. Ces jours-ci, les victimes ne sont pas jeunes et noires.

Hormis la peur, comment réagissent les autres gens ? Certains sont furieux, furieux à propos de la destruction de quartiers déjà pauvres, certains sont organisés et défendent leurs quartiers comme la communauté turque à Stoke Newington, chassant un groupe d’émeutiers hors de leur territoire, et d’autres organisent des rondes et des discussions dans la rue pour trouver d’autres moyens de réagir au meurtre de Mark Duggan.

Au troisième jour, les sirènes ne cessent de retentir à travers les rues. Tous les employés du centre de Londres ont été prévenus par la police qu’il valait mieux quitter leur travail plus tôt et rentrer chez eux afin d’éviter les émeutes nocturnes attendues. Une réunion COBRA (Cabinet Office Briefing Room A) s’est tenue après que le premier ministre fut convaincu qu’il devrait écourter ses vacances toscanes et prendre un avion pour Londres. Les balles en caoutchouc ont été évoquées, et l’augmentation des effectifs policiers semble être le seul remède qu’ils veulent nous foutre au fond de la gorge contre une maladie sociale qui n’est devenue mortelle qu’après que la police ait tué un homme.

Occupied London collective - 9 août 2011



Londres brûle – causes et conséquences des émeutes, une perspective anarchiste

[…]

Que s’est-il passé ?

Dans la guerre, on dit que la première victime indique la vérité. Après quatre jours d’émeutes de masse ininterrompues qui sont parties du Nord de Londres, il faut revenir en arrière et considérer ce que nous avons appris. Le caractère massif des désordres s’illustre par le fait que la police dit avoir arrêté plus de 1.500 personnes, un chiffre qui ne peut représenter qu’une petite partie de ceux qui ont participé aux émeutes.

Le meurtre de Mark Duggan

La cause immédiate des émeutes a été le meurtre de Mark Duggan par la police armée, le jeudi 4 août, alors qu’il rentrait chez lui à bord d’une camionnette. Au départ, la police a parlé d’une fusillade ayant entraîné la mort, mais quelques temps plus tard, il s’est avéré que la balle qui avait frappé la radio d’un policier avait été tirée par le policier qui avait tué Duggan par balles, et qu’il n’y avait pas de preuves que Mark Duggan eût ouvert le feu sur les policiers. Une semaine plus tard, l’Independent Police Complaints Commission (IPCC) [sortes de boeufs-carottes britanniques] a fini par reconnaître dans les pages du Guardian : « Il semble possible que nous ayons par nos paroles induit les journalistes à croire que des coups de feu avaient été échangés. »

Mark Duggan, homme noir de 29 ans et père de trois enfants, rentrait chez lui en camionnette lorsqu’eut lieu la tentative d’interpellation. Un agent de l’escouade CO19 de la police métropolitaine armée lui tira dessus par deux fois, une balle dans la tête le laissa raide mort. L’autre balle s’est logée dans la radio d’un de ses collègues. Sur les lieux, les policiers ont retrouvé une arme qu’ils attribuent à Mark Duggan. Il s’agit d’après eux d’un pistolet d’alarme, transformé pour pouvoir utiliser de vraies balles.

La police s’empresse de justifier le meurtre en présentant Duggan comme un gangster. Mais sa fiancée Semone Wilson a expliqué à la chaîne de télévision Channel 4 News que s’il avait fait de la prison en préventive, lui et elle s’apprêtaient à quitter Tottenham pour entamer une nouvelle vie avec leurs enfants. Elle a dit également : « Même s’il avait une arme, chose que j’ignore, Mark aurait fui. Mark est un homme qui s’esquive. Il aurait pris la tangente, plutôt que de faire feu, je vous dis cela car ça me vient du fond du coeur. »

L’exigence de réponses et le début de l’émeute

Semone Wilson et d’autres membres de la famille sont allés au commissariat de Tottenham à 17h le samedi 6 août, avec des dirigeants de la communauté, pour qu’on leur donne des réponses au sujet du meurtre. La police ne leur a présenté aucun responsable et aucune réponse ne leur a été fournie, et trois heures et demi plus tard, l’émeute a commencé au moment de la dispersion de la manifestation, apparemment suite à la bastonnade par la police d’une jeune fille de 16 ans qui se tenait aux avant-postes de la foule.

Lors des émeutes qui ont eu lieu cette nuit-là, deux voitures de police et un bus ont été incendiés et plusieurs magasins attaqués. L’émeute s’est propagée de Tottenham à Enfield et à Brixton. Les rapports de police font état de 55 arrestations et de 26 blessés parmi les forces de l’ordre. A cette étape, la famille Duggan a pris ses distances avec le mouvement émeutier.

La propagation de l’émeute

Lors des trois nuits qui ont suivi, l’émeute s’est propagée dans toute l’Angleterre, avec des points chauds signalés à Birmingham, Salford, Liverpool, Nottingham, Leicester, Manchester, Wolverhampton, West Bromwich, Gloucester, Chatham, Oxford et Bristol.

La police a tôt fait d’être débordée, et a profité du fait que la majorité des émeutes se soient focalisées sur le pillage plutôt que sur l’affrontement direct avec elle. Ceci ne s’est pas vérifié partout. A Nottingham, pas moins de cinq commissariats ont été attaqués, mais dans la majorité des cas, les émeutiers se sont dispersés à l’arrivée de lourdes forces de police, pour se regrouper plus tard et reprendre ailleurs les pillages.

Quand elles prennent cette forme, il est très difficile pour la police de contenir ces émeutes. Dans une émeute traditionnelle dirigée contre la police, il y a des lignes de policiers denses et statiques, lourdement équipées, qui font face à des émeutiers qui leur jettent des projectiles à distance. Chaque camp peut avancer, reculer et tenter de prendre à revers son adversaire, mais ce schéma implique que la destruction et le pillage sont relativement limités. Mais dans le cas qui nous occupe, la plupart des émeutes qui ont eu lieu après la première nuit se sont concentrées sur le pillage et ont esquivé la police, sans confrontation directe.

Hugh Orde, président de l’association des commissaires de police, a écrit un article dans le Guardian au beau milieu du mouvement émeutier, qui critiquait l’usage du canon à eau et des balles en plastique. Non pas pour des raisons morales, puisqu’il avait ordonné leur emploi à plusieurs reprises lorsqu’il était chef du PSNI en Irlande du Nord. Il considérait évidemment que des citoyens britanniques à Londres ne devraient pas subir le même traitement que des citoyens britanniques en Irlande, mais, ceci mis à part, son argument principal est d’ordre tactique. Il écrit : « Les canons à eau, dont la logistique est difficile à mettre en oeuvre, fonctionnent bien contre de grandes foules statiques qui jettent des projectiles sur la police (…) Cela permet de maintenir une distance, parfois vitale, entre la police et des foules hors-la-loi. Les matraquages, tactique plus sévère, sont là fondamentalement pour protéger la vie. (…) Ce que nous avons vu jusque-là dans ces émeutes, ce sont de petits groupes de hors-la-loi se déplaçant rapidement, situation qui exige un traitement policier particulier et approprié. »

Dans sa couverture des événements, le journal The Economist a confirmé la raison pour laquelle la police avait perdu le contrôle : « L’ancien manuel policier se base sur deux principes qui se sont montrés soudain inappropriés. Le premier affirme que les émeutiers cherchent à aller attaquer la police, la situation est donc plus facile lorsqu’on sait qu’ils seront là où vous êtes. Le second affirme que l’objectif principal est de tenir le terrain, plutôt que les gens. Mais comme le remarque M. Innes, la police doit aller chercher les flash mobs [rassemblements-éclairs], qui se servent des nouveaux réseaux sociaux pour aller se rassembler et piller un endroit, puis se disperser et se réunir ailleurs : "Il nous faut les suivre, les harceler et les éloigner". Le problème reste que lorsque les pillards sont chassés, ils se divisent, ce qui disperse d’autant les forces de l’ordre. Même si la police en interpelle et en arrête un (tâche qui accapare au moins deux policiers dont on pourrait avoir besoin ailleurs), elle ne pourra l’accuser que d’un délit mineur de trouble à l’ordre public. »

La forme particulière qu’a prise ce mouvement émeutier se voit aussi au pourcentage d’arrestations liées aux violences à agent. A part la première nuit à Tottenham, qui a vu la police être la cible de l’émeute, le nombre de policiers blessés comptabilisés est inférieur à celui qu’on dénombre dans les émeutes où la police est affrontée ou chargée. On comptabilisa lors des émeutes de 1981 à Brixton quelque 299 policiers blessés contre seulement 82 arrestations, d’après les chiffres officiels de la police. Evidemment, du point de vue de la police et de l’élite britannique, c’est une chance que l’émeute ait pris cette forme pillarde, d’autant plus que les pillages se sont en général cantonnés aux quartiers les plus déshérités des villes, ce qui signifie qu’aucune parcelle massive du capital ou de l’Etat n’a été lourdement endommagée.

Quel parti prendre ?

Dans Hommage à la Catalogne, George Orwell a donné un point de départ général utile aux anarchistes pour ce qui touche aux émeutes : « Je n’ai pas d’affection particulière pour l’ouvrier idéalisé tel que la mentalité communiste bourgeoise se le représente, mais quand je vois un ouvrier en chair et en os entrer en conflit avec son ennemi naturel le policier, je n’ai pas besoin de me demander quel parti prendre. » Ce qui s’est passé à Londres et qui s’est étendu ailleurs n’a pas été quelque glorieux soulèvement prolétarien idéalisé, mais l’explosion très réelle de la colère qui surgit lorsque des années de pauvreté, de répression policière et de racisme atteignent leur point de rupture.

Des choses horribles ont eu lieu pendant les émeutes, mais les politiciens qui versent des larmes de crocodile devant les incendies de boutiques et les agressions anti-sociales sont ceux-là mêmes qui ont bombardé l’Irak jusqu’à faire revenir ce pays à l’âge de pierre, qui ont organisé la guerre et l’occupation qui ont tué des centaines de milliers de personnes. Il n’est pas nécessaire de considérer les émeutiers comme des exemples d’ouvriers idéalisés pour mesurer l’hypocrisie et les mensonges étalés par les politiciens et les médias qui ont décrit, à qui mieux-mieux, les événements comme le spectacle d’une stupéfiante horreur, plutôt que comme la conséquence d’une société profondément divisée.

Ceci ne veut pas dire que nous suggérions que la "réponse" aux émeutes consisterait à multiplier les séances de pourparlers communautaires, destinées à tenir les jeunes loin des rues. Ce genre d’aménagement de surface peut bien être appliqué pendant les lendemains pour examiner des symptômes, mais la cause gît dans l’inégalité profonde qui est inhérente au capitalisme. Cette division a des effets terribles sur les individus qui sont captifs au fin fond de la pyramide des richesses, le plus souvent dans des conditions de pauvreté, de chômage et d’exclusion partagées entre plusieurs générations.

Brève histoire des meurtres policiers

Les motivations du mouvement émeutier, une fois passée la première nuit, ne peuvent se réduire au simple facteur qu’a été le meurtre de Mark Duggan. C’était plutôt l’étincelle qui a enflammé le papier d’allumage au‑ dessus d’un petit bois tout prêt à s’embraser.

Le meurtre de Mark Duggan est le dernier en date d’une longue série de morts violentes perpétrées par la police. Depuis 1990, 900 personnes sont mortes entre les mains de policiers, dont un quart dans les commissariats de la Police Métropolitaine. On compte 333 morts depuis 1998, 87 d’entre elles ont eu lieu alors que les victimes étaient retenues entre les mains des policiers. Aucune de ces morts n’a été suivie de procès victorieux contre les policiers impliqués ; en fait, aucun policier n’a été reconnu coupable des morts dans les locaux de police s’étant produites dans les quarante dernières années.

En 1979, Blair Peach a succombé à ses blessures alors qu’il participait à une manifestation anti-raciste à Londres. Quatorze témoins virent Blair se faire frapper par des policiers du Special Patrol Group de la Metropolitan Police Force, mais personne ne fut accusé et l’enquête conclut à un "décès malencontreux" ["death by misadventure"]. En 1989, cette police métropolitaine réussit à débouter le frère de Blair Peach de sa plainte. En 1985, les émeutes de Broadwater Farm furent déclenchées par un incident semblable : une mère de 49 ans, Cynthia Jarrett, s’était évanouie et était morte alors que son domicile était perquisitionné.

En 2005, Jean Charles de Menezes, Brésilien et innocent, fut frappé de sept balles dans la tête par la Police Métropolitaine alors qu’il entrait dans le métro à la station Stockwell. Plus récemment, des milliers de personnes ont manifesté au sud de Londres au début de cette année pour protester contre la mort de l’artiste reggae Smiley Culture, que les policiers accusaient de s’être poignardé à mort alors qu’ils perquisitionnaient chez lui.

Ceux qui meurent dans les commissariats viennent en général des sections les plus pauvres de la classe ouvrière. En Grande-Bretagne en général et à Londres en particulier, les minorités ethniques sont massivement sur-représentées dans les 10% les plus pauvres de la population, et cela, en plus du racisme direct, explique que les minorités ethniques sont encore une fois sur-représentées parmi la masse de gens qui meurent dans les commissariats. Depuis 1998, sur les 333 qui sont morts dans les commissariats, il y avait « une majorité de Blancs (75%), hommes (90%) et âgés entre 25 et 44 ans. » Mais comme 91% de la population britannique est classée comme « blanche », cela signifie que les 9% qui restent comptent pour 25% des morts dans les commissariats.

La police en Grande-Bretagne n’est pas différente des polices ailleurs dans le monde sous ce rapport. En Irlande, les morts au commissariat de Terence Wheelock, John Maloney et Brian Rossiter, parmi d’autres, ont encore des zones d’ombre. Si le meurtre de Mark Duggan n’avait pas été suivi d’émeutes, son assassinat n’aurait pas représenté autre chose qu’un bref entrefilet dans les informations.

La situation économique de Tottenham

Tottenham se trouve dans l’arrondissement d’Harringey, c’est là que l’émeute a commencé. Le taux de chômage y est de 8,8%, ce qui représente le double de la moyenne nationale, on estime qu’il y a en moyenne un emploi pour 54 demandeurs. Sur la liste des 354 arrondissements d’Angleterre, Tottenham est à la 18e place des plus déshérités (en partant du bas), et d’après les chiffres de l’organisme End Child Poverty, environ 8 000 enfants vivent dans des logements temporaires. Harringey a le 4e plus haut taux de pauvreté infantile de Londres, avec le chiffre vertigineux de 61% d’enfants vivant dans des familles à bas revenus.

Les coupes budgétaires affectant les dispositifs de maintien dans le système éducatif, qui étaient considérés comme un moyen d’encourager les jeunes défavorisés à rester scolarisés, jointes à la hausse du prix des inscriptions à l’université, ont frappé durement les jeunes des villes, qui voient toutes les options disparaître. Symeon Brown, activiste de 22 ans contre les coupes budgétaires à Harringey, explique : « Comment est-ce qu’on crée un ghetto ? En faisant disparaître les services dont les gens dépendent pour vivre et améliorer leur sort ».

Plusieurs clubs de jeunesse ont été récemment forcés de fermer leurs portes à Tottenham, suite à une coupe de 75% des allocations destinées aux services à la jeunesse, alors que le conseil d’arrondissement subit une réduction de 41 millions de £ par rapport à sa subvention ordinaire de la part du gouvernement central. Fin juillet, le Guardian avait sorti une vidéo sur les fermetures de clubs, dans laquelle on voyait un jeune habitué de ces clubs prédire une émeute.

La crise et les coupes budgétaires

Le contexte dans lequel est pris le mouvement émeutier n’est pas seulement celui de la pauvreté sévissant à Tottenham et dans d’autres quartiers populaires de Londres intra-muros, il s’agit de la détérioration du sort de la classe ouvrière engendré par la crise capitaliste. Même avant la crise, le néo-libéralisme a élargi le fossé séparant riches et pauvres. Les 1% les plus riches en Grande-Bretagne ont une richesse estimée a minima à 2,6 millions de £ ; quant aux 10% les plus pauvres, ils possèdent pour moins de 8 800 £, automobile comprise. Ce qui fait que les moins riches parmi les 1% sont environ 300 fois plus riches que les plus riches parmi les 10%. Ces statistiques ont été divulguées dans un rapport gouvernemental intitulé Anatomie de l’inégalité économique au Royaume-Uni et publié en janvier 2010.

Comme on peut s’y attendre, la race coïncide largement la classe quand il s’agit de pauvreté. « Comparés à un Britannique blanc et chrétien de même niveau de qualification, d’âge et d’emploi, un Pakistanais ou un Bangladeshi musulman ou un Africain chrétien a un revenu inférieur de 13 à 21%. Presque la moitié des foyers bangladeshi et pakistanais vivent dans la pauvreté. »

Les banquiers du Royaume-Uni se sont octroyés des bonus de presque 14 milliards cette année, et David Cameron n’a pas poussé de cris d’orfraie. Au contraire, il s’est échiné à accabler d’impôts les travailleurs du secteur public et à saigner à blanc les services sociaux. Une partie de l’explication de la profondeur des émeutes, de leur extension et de leur colère, se trouve dans les effets que ces coupes budgétaires ont produit sur ceux qui vivaient déjà au fin fond de la pyramide sociale.

Dans un article publié par le London Independant, Boff Whalley de Chumbawamba [un groupe de rock] cite Andrew Maxwell, un comédien irlandais, disant : « Créons une société qui valorise les choses matérielles au-dessus de tout. Séparons-nous de l’industrie. Augmentons les taxes des pauvres et réduisons celles des riches et des grandes entreprises. Alimentons les institutions financières d’argent public. Demandons plus de taxes tout en réduisant les services publics. Mettons des publicités partout, sans prendre en compte la capacité des gens à s’acheter les marchandises dont elles font l’article. Permettons que le coût de la nourriture et du logement dépasse la capacité de les payer. Enflammons le papier d’allumage. »

La droite et la majorité des médias veulent nier tout rapport entre la pauvreté et le mouvement émeutier, mais la cartographie des émeutes exhibe clairement que celles-ci ont eu lieu dans et autour des quartiers où vivent les sections les plus pauvres de la classe ouvrière.

La politique des émeutes

Les gens ne sont pas idiots. Ils peuvent saisir l’injustice du sort qui leur est fait. Ils ne sont pas entendus. Lorsque ce sentiment d’être ignoré et exploité se répand dans une société, il ne faut pas grand chose pour enflammer le papier d’allumage au dessus du petit bois. Mais, dépourvue d’organisation politique, ou au moins d’une politisation extensive, la colère se manifeste d’une façon fruste et mal ciblée. Ceci ne veut pas dire que les émeutes étaient apolitiques, étant donné qu’elles étaient animées par des ressorts économiques et sociaux. Le journal Daily Mail cite une jeune femme qui dit avoir quitté l’école à 13 ans : « Toutes ces enseignes cossues pour richards reçoivent un peu de la monnaie de leur pièce, et il est temps pour nous, les pauvres pékins de base, d’avoir notre mot à dire dans ce pays. »

La Gazette de Montreal a publié des interviews d’émeutiers intéressantes. Ils sont d’un quartier d’Hackney [quartier populaire de Londres] et défendent l’émeute en termes directement politiques. L’un d’entre eux dit : « Ce n’étaient pas les voyous typiques du coin, non. C’était des travailleurs, des gens en colère. Ils ont augmenté les prix, ils ont baissé les allocs. Alors tout le monde ici a pris ça comme une chance à ne pas rater. » Une femme de 39 ans est citée ainsi, indirectement : « Ni elle ni d’autres n’ont de sympathie pour la plupart des commerçants dont les boutiques ont été pillées et brûlées, qu’elles identifient aux chaînes de grands magasins qui ont peu à offrir à leur communauté. Nombre de boutiques en vue à Hackney ont de plus en plus comme clientèle des salariés des classes moyennes et des bobos blancs qui ont déménagé ces derniers temps dans les belles maisons d’Hackney, qui sont à quelques pas des coins les plus sordides. »

Les politiciens cherchent à nier tout aspect politique dans les émeutes, et jouent d’intimidation contre tous ceux qui font remarquer ces évidences, en les accusant de soutenir l’incendie et l’agression. Sous cet aspect, ces émeutes sont traitées différemment des émeutes estudiantines de l’hiver dernier et des émeutes anti-coupes budgétaires du mois de mars. Pendant ces mouvements, les politiciens laissaient entendre que les désordres étaient le fait d’une minorité d’anarchistes et d’ "agitateurs extérieurs". Cette fois-ci, ils cherchent à empêcher toute discussion sur les raisons qui ont engendré quatre nuits d’émeutes massives.

Ils disent que dans de nombreux quartiers, le caractère parfois déconcertant des cibles attaquées prouvait le manque de politique collective derrière le désir de détruire. Ce n’est pas que les gens étaient désorganisés. Les émeutes ont témoigné d’un grand sens de l’organisation lorsqu’il s’est agi de piller ces biens que les émeutiers ont été poussés à désirer mais sans pouvoir se les payer, mais à part cela, il y avait une tendance à attaquer toute figure de l’autorité, même minime, qui se trouvait en chemin et à portée de main. Il y a des parallèles évidents avec le mouvement émeutier des banlieues de France en 2005, qui vit des écoles et des structures municipales être détruites pour les mêmes raisons.

Mais, comme nous l’avons vu, au moins certains possédaient une compréhension politique claire de ce contre quoi ils se battaient, et il y eut aussi des attaques contre les véhicules de police et même contre des commissariats, chose qui exige une organisation et une coordination collective. Cinq commissariats ont été attaqués à Nottingham, avec destruction de véhicules de police à Nottingham, Bristol et à Tottenham même.

Mais qui se soucie des Jeux olympiques ?

Quelques médias ont donné dans le : « Juste Ciel, mais que vont devenir les Jeux olympiques ? » Mais oui, bigre ! que vont-ils devenir ? Des émeutes ont eu lieu près des futurs sites olympiques. Ces endroits où les services publics sont saignés reçoivent de la région 10 millions de £ qui sont dilapidés pour ces Jeux, qui ne bénéficieront que fort peu aux riverains, et qui leur causent tout un tas d’embêtements quotidiens, chose qui montre bien où sont les priorités de ceux qui sont au pouvoir.

Le journal The Economist a sonné l’alerte en ces termes : « Imaginons que par une funeste coïncidence, des membres du comité olympique international viennent cette semaine pour voir où en sont les préparations des Jeux de l’année prochaine, la plupart des événements sportifs auront lieu près des pires terrains d’émeutes. »

On peut supposer qu’à l’image de la répression lors des Jeux olympiques mexicains en 1968, où des étudiants protestataires furent flingués, les sentences sévères qui ont frappé cette semaine servaient en partie à rassurer le comité olympique sur le fait que Londres serait pacifiée pendant les Jeux. L’emprisonnement de tant de fils, filles, frères et soeurs venant des quartiers où les Jeux vont se tenir ajoute à l’insulte faite à la population locale. La réalité des Jeux olympiques est revenue dans la figure de Londres lorsque la première femme emprisonnée, âgée de 18 ans, s’est révélée être une athlète locale, qui avait en outre été sélectionnée en tant qu’ "ambassadrice olympique" et avait rencontré Sebastian Coe, le chef des Olympiades britanniques, et le maire de Londres Boris Johnson !

Classe et race

Dans la gauche institutionnelle, les explications des émeutes, lorsqu’il ne s’agit pas tout simplement de traiter les émeutiers de voyous sans conscience, se concentrent le plus souvent sur l’élément racial pour tenter de faire rentrer les événements dans le moule tout prêt de « l’émeute raciale », c’est-à-dire le meurtre d’un homme noir par un policier blanc (probablement), qui débouche sur l’échauffement des esprits chez les jeunes Noirs, constamment harcelés par des vérifications d’identité ["Stop and search" : il s’agit d’arrestations et de fouilles], et ainsi de suite.

Il y a certainement du vrai dans cette analyse : les jeunes Noirs ont 26 fois plus de chances de subir une vérification d’identité au hasard que leurs alter ego blancs, et leur chances de se faire blesser ou tuer par la police sont sans égales.

Dans le Royaume-Uni, comme ailleurs, la pauvreté coïncide fortement avec l’appartenance à une minorité ethnique. D’après l’organisme Oxfam : « 69% des Bangladeshi et des Pakistanais vivent dans la pauvreté au Royaume-Uni, comparés à 20% de la population blanche ». Même si cela signifie que la majorité des pauvres au Royaume-Uni sont blancs, dans Londres intra-muros, où le mouvement émeutier a commencé, 70% des pauvres font partie de groupes ethniques minoritaires. Nulle coïncidence ici, mais le symptôme d’un système qui utilise le racisme comme arme pour diviser la classe ouvrière afin de préserver les privilèges de la classe bourgeoise (majoritairement blanche).

Des problèmes comme la brutalité et le harcèlement policier, le chômage et la pauvreté ne sont pas l’apanage exclusif des minorités ethniques. Ce sont des problèmes touchant toute la classe, qui affectent les sections les plus pauvres et les plus marginalisées de la classe ouvrière et reflètent le mépris avec lequel la police traite les gens du peuple. Cette vérité se vérifie quand on voit la mixité de la composition ethnique des émeutiers.
[...]
Bien qu’à un niveau rhétorique, l’establishment britannique ait reconnu le problème du racisme institutionnel et adopté le multi-culturalisme depuis les émeutes des années 1980, peu de choses ont été faites pour s’occuper vraiment du racisme structurel qui traverse la société britannique. La formation au "ménagement des susceptibilités" ["sensitivity training" – cf. le début du film Hot Fuzz où le personnage principal reprend ses collègues flics avec son langage neutre et non-agressif – NdT] et autres initiatives n’ont pas beaucoup changé le racisme policier qui porte sa marque sur l’expérience des Noirs urbains. Cependant, cette explication simpliste, qui voit la race séparément de l’oppression de classe, a peu de pouvoir explicatif pour rendre raison de la totalité de ces quatre nuits d’émeutes.

Pourquoi ? Une explication simple dirait que la police ne prend pas assez au sérieux le racisme en son sein. Une explication plus satisfaisante reconnaît que des pourcentages disproportionnés de minorités se rencontrent dans les sections les plus pauvres et marginalisées de la classe ouvrière, et que le rôle central de la police, qui est de faire appliquer les lois qui font fonctionner le capitalisme, aboutit au fait que celle-ci cible cette section qui a le moins à perdre et le plus à gagner en outrepassant ces lois.

Comment racisme et pauvreté s’entrecroisent

Alex Carver, témoin des émeutes, a expliqué ceci dans une interview donnée à wsm.ie : « On éreinte encore et toujours la police pour son racisme, qui doit être endémique dans cette institution, vu les chiffres des contrôles d’identité et de la population carcérale. Mais si elle avait pu faire quelque chose à ce sujet, elle l’aurait fait. Je pense que le fait d’exiger un changement dans ces chiffres n’est qu’une mascarade politicienne pour embrouiller un problème qui est directement un problème de classe et de pauvreté. Les zones géographiques d’où viennent la population carcérale et les gamins qui se prennent des contrôles d’identité à tout bout de champ, ce sont les quartiers pauvres, abandonnés par la classe politique, dont les besoins ne sont pas satisfaits par l’économie. »

Si cette analyse est juste, le racisme structurel est une conséquence imparable du système capitaliste qui a piégé une grande proportion des minorités ethniques dans la pauvreté et l’exclusion. Une confirmation éloquente de cette thèse, selon laquelle la pauvreté et l’exclusion sont les causes des émeutes, c’est sa réfutation débitée à longueur de temps, fondée sur des exemples d’individus qui ont réussi à se sortir de ce piège. Dans cette phase du capitalisme, où la crise aboutit à des saignées dans les aides sociales, la seule "solution" proposée, c’est la fuite individuelle, accouplée à des appels de plus en plus furieux à une discipline imposée de l’extérieur. Nous ne voulons pas dire par là qu’il ne faut pas combattre le racisme institutionnel, mais tirer au clair le fait que, dans une période de crise comme la nôtre, ce combat ne peut pas être gagné, parce que les conditions recréeront continuellement ce racisme.

Une bonne preuve de cela peut être trouvée aux USA, où, après les victoires des mouvements pour les droits civiques, les villes majoritairement noires (ou hispaniques) se dotèrent de forces de police et de conseils municipaux majoritairement noirs (ou hispaniques). Or, dans ces villes, telles Atlanta, Detroit, El Paso, Miami et Washington, les victimes de la violence policière proviennent très largement des populations noires et hispaniques. Le chercheur Ronald Weitzer, a expliqué dans son article “Can the police be reformed ?” ["Peut-on réformer la police ?"] la chose suivante : « Bien que les études d’Etat montrent que les policiers noirs sont plus disposés que leurs alter ego blancs à admettre que la police traite les minorités et les pauvres moins bien que les Blancs et que les bourgeois, la plupart des recherches montrent pourtant que les policiers noirs et blancs diffèrent fort peu lorsqu’il s’agit de leur action concrète face aux citoyens. Quand ils passent à la pratique, les policiers sont principalement "bleus", non pas noirs, bruns ou blancs. »

Qui a pris part aux émeutes ?

Contre l’idée selon laquelle le racisme a été le seul ou le principal motif du mouvement émeutier après la première nuit, l’argument-massue a consisté à montrer que beaucoup d’émeutiers étaient blancs. En soi, cela ne démontre rien, car dans les prétendues émeutes raciales des années 1980, beaucoup de Blancs avaient décidé d’aller affronter la police aux côtés des minorités ethniques, cibles directes du racisme policier, dans un geste de solidarité politique. Mais aller piller un magasin Curry [un équivalent de Darty en plus petit] n’a rien à voir avec la solidarité, mais avec un intérêt commun. Les nombreuses photos de pillards, ainsi que les témoignages oculaires des participants, font état de foules multi-ethniques.

Le premier procès a confirmé cela. Le Telegraph a rapporté que parmi ceux qui étaient mis en examen, « seuls quelques uns n’avaient pas de casier. Beaucoup semblaient être des criminels professionnels. La plupart étaient des adolescents ou avaient une vingtaine d’années, mais un nombre étonnant d’entre eux étaient plus âgés. Le plus intéressant, c’est que la grande majorité était blanche, et beaucoup avaient un emploi. » Parmi eux, un ouvrier du bâtiment, un postier, et un agent de l’éducation nationale gagnant 1 000 £ par mois. Le Torygraph [jeu de mots sur Telegraph, journal réac] glisse savamment sur cette liste d’emplois souvent mal payés et précaires pour se focaliser sur une des personnes attrapées, qu’il isole du lot : « Laura Johnson, 19 ans, fille de son père, riche PDG. »

Parmi les premières personnes emprisonnées à Manchester, il y avait un employé de call-center et un ouvrier dans une usine de biscuits. Parmi une autre fournée de condamnés, se trouvent un chef cuisinier au chômage et un coiffeur stagiaire. Un SDF accusé d’avoir volé de la nourriture a été mis en prison préventive, un homme « qui a proféré des jurons devant les policiers et qui s’est battu avec eux a été soupçonné d’émeute, vu qu’il portait des habits noirs à capuche et conduisait un vélo » en a pris pour 10 semaines. Pendant ce temps-là, à Londres, un étudiant a pris 6 mois pour un vol de bouteille d’eau.

En somme, le tableau qui émerge des arrestations nous montre que ces personnes ont en commun d’être au chômage ou mal payées, et si ce sont des adolescents, de venir de familles qui vivent cette condition. Quand la police prend les trognes des gens en photo, ils ne font pas de cadeau, mais il reste que ces nombreux visages marqués que l’on voit dans les journaux ne mentent pas et disent leur propre histoire, une histoire de douleur, de pauvreté et d’exclusion. Le Sun s’est plu à comparer un homme au personnage de Frank Gallagher de la série télévisée Shameless, mais on pourrait trouver facilement ces spécimens d’humanité dans une autre galerie, faite de politiciens dorlotés et bien nourris et d’hommes d’affaires. Et le SDF susmentionné détenu pour vol de nourriture n’était pas seul : une jeune fille de 17 ans a reconnu avoir rempli des sacs de nourriture dans une boulangerie. Une grande proportion des accusés n’a fait que voler de l’alcool et/ou des cigarettes.

Il y a bien sûr des exceptions, comme cette Laura susmentionnée, mais le gros des emprisonnés au lendemain des émeutes sont pauvres et viennent de tous les groupes ethniques, avec sur-représentation des minorités, sûrement à cause de l’emplacement géographique des émeutes, de la sur-représentation massive des minorités dans la tranche des 10% les plus pauvres, et probablement aussi en raison de la présence d’une bonne vieille louchée de racisme policier.

Tensions inter-communautaires, boutiquiers, classe et groupes d’auto-défense

Lorsqu’on examine le lien entre race et émeute, un facteur perturbant apparaît : le conflit potentiel entre les émeutiers et les divers groupes ethniques qui ont formé des escouades d’auto-défense. A Birmingham, cela a abouti tragiquement à la mort de trois membres d’une escouade informelle de ce genre. Si les émeutiers étaient en général multi-ethniques, ces escouades étaient souvent mono-ethniques et dirigées par les boutiquiers du coin.

La stratégie policière à Londres pendant les émeutes semble avoir été d’abandonner provisoirement les quartiers pauvres pour y contenir l’émeute et protéger la City [quartier d’affaires] et West End, où se trouvent la véritable richesse. Tenter d’aller à West End, tel est l’objectif traditionnel de la plupart des émeutes politiques londoniennes, mais bien qu’à Birmingham les émeutiers aient ciblé des boutiques de luxe du centre-ville, à Londres le mouvement émeutier a été presque totalement confiné dans les quartiers pauvres où vivent les émeutiers.

Le Daily News de Londres a cité un membre dirigeant des escouades de Green Lanes disant : « Nous n’avons aucune confiance en la police locale, nos commerces sont les prochains sur la liste des bandits qui ont mis à sac Tottenham, nous protègerons notre propriété. »

Le Guardian a lui aussi interviewé un de ceux-là, Yilmaz Karagoz, propriétaire d’un café : « Il y en avait un paquet. Nous sommes sortis de nos commerces, mais la police nous a dit de ne rien faire. Mais la police elle non plus n’a rien fait, donc, comme il en venait de plus en plus, nous avons dû les chasser nous-mêmes. » Quant aux employés d’un certain kébab, ils ont couru droit sur les assaillants, couteaux à viande à la main. « Je ne crois pas qu’ils reviendront de si tôt. »

Voilà en partie un reflet des tensions de classe où, comme pendant les émeutes de Los Angeles [en 1992], se distinguent d’une part des petits-bourgeois travaillant dur, relativement pauvres, issus d’un même groupe ethnique et qui possèdent les boutiques du coin, et d’autre part la majorité, issue d’un autre groupe ethnique. S’il s’agit certes de tensions de classe, d’un point de vue anarchiste, ce n’en sont pas d’utiles, loin de là. Les batailles locales entre ouvriers pauvres et petits-bourgeois pauvres ne servent qu’à renforcer et protéger la domination de ceux qui sont les véritables riches, et mènent aux travailleurs de ces groupes ethniques-là à faire cause commune avec leurs patrons.

L’enquête du Guardian établit que les travailleurs turcs et kurdes ont fait cause commune avec leurs patrons en défendant les locaux où ils travaillaient. Karagoz donne un aperçu de cette façon de penser : « Nous avons des commerces et nous y travaillons dur. En tant que parents, nous voulons que nos enfants travaillent, gagnent de l’argent et soient capables de s’acheter ce qu’ils veulent, pas de le voler. Nos jeunes savent que nous aurions honte d’eux s’ils faisaient ce genre de choses ». Cette alternative est identique à celle que proposent les Tories [le parti conservateur].

Toutefois, cette perspective n’est pas sans opposants. Des militants des communautés turques et kurdes ont fait une conférence de presse le 10 août à Green Lanes, au nom de « neuf groupes de bienfaisance différents qui soutiennent les membres des communautés turques et kurdes », pendant laquelle ils ont condamné la police et les médias dominants. Ils ont en particulier pointé l’utilisation goguenarde d’une interview de Darcus Howe [ancien membre des Black Panthers britanniques, aujourd’hui publiciste connu] par la BBC. Ils ont accusé la police d’avoir cherché à suscité des troubles entre communautés turques et kurdes d’une part et « jeunes Noirs qui se soulèvent pour combattre la police ».

La situation semble avoir été la même dans le quartier de Southall. La BBC cite Satjinder Singh, membre de la communauté sikh : « Nous commencions à recevoir des textos nous indiquant qu’il était hautement probable que les pillards attaqueraient Southall à cause du grand nombre de bijouteries qui s’y trouvent et du fait que celles-ci soient proches du temple sikh et d’autres lieux de culte. Les Sikhs se sont dit qu’il fallait protéger nos lieux de culte. » Dans une interview télévisée, un membre du comité d’organisation [des groupes d’auto-défense locaux] a dit qu’ils protégeaient tout Southall et qu’ils avaient avec eux des Musulmans, des Chrétiens et des Hindous.
Le caractère interclassiste des groupes d’auto-défense, qui unissaient les employés et les employeurs sur des bases communautaires, devrait donner à réfléchir à ceux qui, dans la gauche, ont défendu de façon acritique leur position, faisant de la surenchère pour mieux se dissocier des émeutes. De son côté, l’USDAW, syndicat des employés du petit commerce, a sorti une déclaration appelant ses membres à « ne pas se mettre physiquement en danger en dissuadant le vol à l’étalage, le pillage ou les attaques contre la propriété ». Mais, de même qu’avec les émeutiers, c’est une erreur de ne rechercher qu’un seul aspect, bon ou mauvais, et le confondre avec le phénomène tout entier. L’une et l’autre partie sont des produits d’une même situation économique et politique, elles contiennent des éléments sur lesquels nous pouvons faire fond, mais aussi des éléments qui doivent être combattus.

Divagation de l’extrême-droite

Les exemples que nous venons de citer concernent des groupes des minorités ethniques qui s’opposent aux émeutiers pour défendre leurs locaux. Cela peut déboucher ou pas sur les tensions à long terme, mais ce qui est infiniment plus préoccupant, c’est que l’English Defence League (EDL), organisation raciste, a pu tirer parti de la vague de peur pour mobiliser ce qui semble être des groupes entièrement blancs. A Eltham, le Guardian a cité un homme qui déclarait : « Ceci est un quartier populaire blanc et nous sommes là pour protéger notre communauté. » Toutefois, la capacité de l’EDL ou du British National Party (BNP) à convaincre une partie importante du public de son rôle de protecteur est sans doute limitée, car cela vient très peu de temps après le forfait d’Anders Behring Breivik, lié à l’EDL, qui a massacré tant d’enfants sans défense en Norvège.

L’extrême-droite va continuer à divaguer sur le fait que c’est le début de la guerre des races qu’elle appelle de ses voeux depuis longtemps, mais la réalité est que les émeutiers semblent avoir été d’origines assez mélangées, unis par la pauvreté et l’exclusion plus que par la race. Qui plus est, ces deux groupes d’extrême-droite doivent se trouver un peu coincés aux entournures, eux qui avaient déclaré récemment : « Les Noirs britanniques sont OK, ce sont les Musulmans britanniques que nous détestons. » Avec des Musulmans britanniques qui se retrouvent aux avant-postes des escouades de défense locales anti-émeute, et une émeute qui se déclenche lors d’une manifestation de protestation contre le meurtre d’un Noir britannique, les bases de l’extrême-droite doivent être en proie à une confusion certaine.

Une chose beaucoup plus préoccupante est la mort tragique de trois Asiatiques britanniques dans le quartier de Winston Green à Birmingham, qui se sont apparemment faits renverser par un groupe d’Afro-caribéens britanniques qui faisaient partie d’un convoi de quatre voitures soupçonné d’aller mener des pillages dans ce quartier, pour la défense duquel 80 Asiatiques, dit-on, s’étaient mobilisés. Ceux qui étaient présents sur place ont dit au Guardian que la police leur avait auparavant dit de monter eux-mêmes la garde près de leurs commerces, puisque « les policiers étaient trop occupés à veiller aux endroits importants du centre-ville, préférant pourchasser l’émeute toute la nuit plutôt que de se faire du mauvais sang. »

Il est probable que ce sont les appels au calme des parents des tués qui ont empêché le déchaînement d’une bataille inter-communautaire dans la zone. En outre, il y eut la décision de tenir une assemblée de quartier, lors de laquelle, selon le Guardian : « 300 Musulmans et Sikhs se sont réunis pour débattre de la façon dont ils devaient répondre à cette tragédie. »

Le côté négatif de la spontanéité

La nature spontanée des émeutes, n’ayant pas d’organisation politique informelle en son sein, ni de formelle cela va sans dire, explique la nature fortuite et contre-productive de beaucoup de pillages et d’incendies. Cela ne doit pas être minimisé, quatre personnes ont été semble-t-il tuées par des émeutiers parce qu’elles défendaient des aménagements ou des commerces locaux.

A moins qu’il n’y ait un contexte particulier que nous ignorons, le pillage et l’incendie d’une boulangerie de quartier ou le pillage d’un fleuriste à son compte n’a aucun sens, si ce n’est que dans un flux d’adrénaline tout a l’air de ressembler à une cible. Sous cet angle, les émeutes de Londres ressemblent plus aux émeutes de Los Angeles de 1992 qu’aux émeutes des années 1980, ou bien sûr aux émeutes étudiantes de l’année dernière, pendant lesquelles les attaques d’édifices semblaient soigneusement choisies. Évidemment, la couverture médiatique a mis l’accent sur ces attaques-là. L’histoire de l’incendie d’un salon de coiffure tenu par un homme de 81 ans a plus d’intérêt sensible immédiat que le pillage d’une succursale de la chaîne Curry ou Foot Locker. Mais les comptes-rendus des procès, ainsi que les témoignages oculaires suggèrent que le pillage des chaînes a été de beaucoup plus répandu.

Il n’est pas rare dans les émeutes que des individus ou des groupes dans la furie de l’extase perdent la tête et se mettent à viser tout type de choses. Mais dans des situations politiques conscientes, ce type de comportement est rapidement arrêté par d’autres émeutiers, qui ont leur mot à dire. Il n’est pas rare, au lendemain de ce genre d’émeutes, de voir des enseignes McDonalds ou Starbucks ou des galeries d’exposition de voitures neuves complètement retournées et vandalisées, alors que le marchand de journaux et le café au milieu sont quasi intacts.

A certains endroits, il semble que cela se soit passé ainsi. Un anarchiste a dit qu’à Brixton, sauf une exception, un café portugais, chaque cible était une succursale d’une grande chaîne. Quand nous avons interviewé Alex, témoin des émeutes d’Hackney, il nous a raconté que lorsqu’il est entré dans une boutique pour éteindre un feu, « personne ne nous en a empêché, beaucoup de gens dans la foule ont couru nous aider, un peu comme s’ils revenaient à eux. »

Nous avons tous entendu ces commentaires : « Ils devraient se trouver un travail au lieu de tenter de piquer une paire de baskets de chez Foot Locker, ou d’arracher cet écran plasma cloué au mur du magasin. » Dans le petit monde des usagers de Twitter, on en rajoute une couche : « Je pourrais comprendre qu’ils volent un sac de riz, mais ils volent des ordinateurs portables. » Les émeutes ne marchent pas comme ça. Si vous créez une société qui est largement basée sur la consommation, vous ne devriez pas être surpris que des gamins de 14 ans saisissent leur chance d’avoir une nouvelle paire de baskets. Ce qu’il faut voir, ce n’est pas la nature de l’émeute, mais pourquoi elle a lieu.

En 2009 est sorti le livre intitulé : The Spirit Level : Why More Equal Societies Almost Always Do Better [Le Niveau de l’Esprit : pourquoi les sociétés où il y a plus d’égalité réussissent presque toujours mieux]. Ses auteurs, Richard G. Wilkinson et Kate Pickett ont, arguments et statistiques à l’appui, démontré que dans les sociétés fortement inégalitaires, se produisent érosion de la confiance, anxiété et maladies croissantes, consommation excessive accompagnée de récompense. Les onze quartiers qui sont passés en revue montrent tous des résultats plus mauvais dans les sociétés les plus inégalitaires que ce soit en matière de santé physique, de santé mentale, d’abus de drogues, d’éducation, d’incarcération, d’obésité, de mobilité sociale, de relations de confiance et de vie communautaire [= d’immeuble, de village, de quartier], de violence, de grossesses précoces et de bien-être infantile. Et en effet, le sous-titre "pourquoi les sociétés où il y a plus d’égalité réussissent presque toujours mieux" résume bien l’argumentation.

La politique de la peur

Les comptes-rendus dont nous avons eu connaissance sur l’implication anarchiste dans le mouvement émeutier montrent des efforts menés pour faire cesser la destruction de boutiques locales, effort qui semble assez localisé. D’autres comptes-rendus que nous avons reçus montrent un tableau assez différent de celui qui a été brossé par les médias dominants : des foules sauvages attaquant à vue n’importe qui et n’importe quoi. Au contraire, il nous a été rapporté que les passants et les badauds étaient en général ignorés. Il y a clairement des exceptions (il y a sur Youtube des scènes d’agression filmées), mais étant donné que des dizaines de milliers de personnes ont été impliquées dans les émeutes et les pillages, il semble que ces incidents soient l’exception et non la règle, mais ces exceptions sont utilisées pour propager la peur et la panique.

Nous n’avons aucune objection quant au fait de piller des succursales de chaînes comme Curry ou Foot Locker pendant des émeutes, mais nous ne sommes pas disposés à applaudir à cela comme si c’était grandiose. Ce qui est plus dangereux, ce sont les incendies. Ils peuvent déboucher sur des drames s’il y a des gens dans les immeubles en feu, ou lorsque le feu prend dans les immeubles à-côté. L’année dernière en Grèce, trois employés de banque sont morts dans ce genre d’incendie, et à part la tragédie que leur mort représente, cela a eu un effet massivement démobilisateur sur le mouvement.

Alex, que nous avons interviewé, est allé voir les émeutes vêtu de son costume de travail. La plupart des médias sensationnalistes nous feraient croire qu’il serait immanquablement pris à partie et agressé, mais, tout en faisant remarquer qu’il n’en va pas de même partout, Alex nous dit : « Les kids volaient dans les magasins parce que c’est là qu’on trouve ce qu’on cherche. Ils attaquaient les flics parce qu’ils allaient les arrêter. C’était simultané, il n’y avait pas deux groupes de gens, les uns là pour casser du flic, les autres là pour la fauche, c’était un seul groupe de gens en général jeunes. Ils ne s’attaquaient pas les uns les autres, ne violaient pas, n’agressaient pas les gens. J’ai pu déambuler librement parmi eux dans mon costume réglementaire de travail, belle chemise, beau pantalon ; beaucoup de gens qui visiblement ne participaient pas à l’émeute marchaient dans la foule en plein jour, certains ont dit que plus tard l’ambiance avait changé, mais moi j’y suis resté avec un ami, qui lui non plus n’était pas habillé en tenue ad hoc, jusqu’après minuit. »

Voilà un tableau bien différent ce celui qui a été brossé par les médias ou par la vague de spéculations frénétiques qui se donnaient libre cours sur Twitter pendant les émeutes. Dans les deux cas, on parlait de foules sauvages vadrouillant dans les rues et attaquant à vue n’importe qui et n’importe quoi. Ces spéculations sur fond de peur étaient agrémentées de termes comme « racaille », « vermine », « rats », destinés à déshumaniser les émeutiers et les jeter en pâture à la répression.

Conséquences de la "racaille"

Cette histoire de foule sauvage [feral mob] est une botte médiatique standard employée dès qu’il y a une rupture un peu massive avec l’ordre établi. Ceux qui choisissent d’accepter et de répéter ce genre d’histoires portent une lourde responsabilité, parce que la peur qu’elles suscitent créé une atmosphère favorable à la répression la plus extrême de la part de la police.

Au lendemain du passage de l’ouragan Katrina, des histoires horrifiques ont été colportées et largement acceptées, parlant de violences collectives à la Nouvelle Orléans, qui provoquèrent un climat tel qu’il permit à la police de tirer sur des Noirs qui tentaient de fuir la ville, l’exemple le plus connu étant celui du pont de Danziger où cinq membres d’une même famille qui essayaient de passer le pont reçurent des coups de feu, faisant un mort et blessant un homme de 40 ans, handicapé mental. Après coup, il s’est avéré que la plupart de ces récits étaient mensongers, que les trois morts n’étaient pas dues à des meurtres et, le 11 septembre 2005, le chef de la police de la Nouvelle Orléans a reconnu qu’il n’y avait « aucun rapport de police confirmant des crimes sexuels. »

Les médias, les faux savants et autres vrais charlatans ont tout fait pour avancer l’idée que les gens qui ont participé aux émeutes ne sont que des bandits et des criminels, dans l’intention de les déshumaniser. C’est un phénomène dangereux : une fois transformés en sous-hommes dans la conscience publique, la possibilité de nouveaux niveaux de répression est grande ouverte.
[...]
Apparemment, la solution à la violence policière meurtrière, c’est davantage de violence policière meurtrière. "Solution" qui bien sûr, engendrera de nouvelles vagues d’émeutes, comme cela s’est produit sous Thatcher dans les années 1980.

Cette déshumanisation a eu d’autres conséquences. Avec 1 500 arrestations, il est évident qu’un grand nombre de gens va être emprisonné par un Etat anxieux de rétablir son autorité. Les premiers procès ont été clairs en ce sens : les juges prennent très au sérieux leur rôle de défenseurs du capitalisme et de l’Etat. Des condamnations d’une lourdeur démentielle sont tombées, comme celle de cette femme de 22 ans qui a pris 6 mois de prison pour le vol de 10 paquets de chewing gums.

En outre, la police va recevoir des pouvoirs supplémentaires et on peut augurer qu’elle ira plus loin dans le contrôle de l’espace public. On parle déjà d’expulser de leur logis les condamnés qui sont locataires d’appartements possédés par les municipalités, et de couper toute aide sociale qu’ils demanderaient. Les premiers avis d’expulsion ont été enregistrés à Clapham, contre un locataire dont le fils a été condamné pour participation à émeute. Même d’un point de vue de droite, c’est de la folie pure, comment peut-on attendre d’un ex-prisonnier SDF sans revenu qu’il gagne sa vie ? A quel point d’aliénation une personne dans cette situation pourrait-elle se sentir au milieu du reste de la société ?

Et qu’arrivera-t-il lorsque dans quelques mois, des centaines d’entre eux seront relâchés mais se retrouveront sans logis, sans ressources, et dans l’impossibilité de trouver du travail ? L’Etat s’imagine pouvoir faire abstraction de ces problèmes puisqu’une partie si importante de la population a rejoint le choeur de la déshumanisation des émeutiers. La conséquence sera immanquablement une exclusion et un ressentiment encore plus profonds, et, avec de telles réponses, la réponse sera un mouvement de destruction encore plus indiscriminé.

Les émeutes sont souvent contradictoires

Tout le monde a son opinion sur les émeutes, et il est frappant de voir à quel point ceux qui ont pris partie pour les émeutes et même l’insurrection, dans un passé lointain et pas si lointain, ne cherchent qu’à déshumaniser ceux qui font des émeutes dans la Grande-Bretagne d’aujourd’hui. Comme nous l’avons vu, des problèmes extrêmement sérieux se sont posés quant à la conduite de certains émeutiers. Mais ces problèmes, qui sont sans doute pires cette fois que dans les émeutes passées, n’ont rien de nouveau. Par nature, les émeutes spontanées de masses englobent toujours des éléments variés. Il y avait parmi les émeutiers londoniens des gangsters et des opportunistes anti-sociaux profitant de l’émeute comme couverture pour attaquer les plus faibles. C’est un aspect fréquent dans les émeutes, et c’est la faiblesse de la présence politique formelle ou informelle qui a permis à ces éléments de s’en tirer à bon compte.

La réalité, c’est que les émeutes sont souvent des expressions indiscriminées de colère. Les gens sont assez conscients pour savoir qu’ils n’ont pas leur part dans la société telle qu’elle est. Ils ont expérimenté la pauvreté inter-générationnelle et le manque d’opportunités. Ce qu’ont vécu leurs ascendants, ils le vivent eux aussi. La mobilité sociale est un mythe que plus personne ne prend au sérieux, c’est l’équivalent capitaliste de la jarre d’or qui se tient au pied des arcs-en-ciel. Les dés du jeu sont pipés et ils finissent toujours perdants. Le système politique n’accueille pas et n’écoute pas les gens qui font des émeutes. D’ailleurs personne ne les écoute, personne ne parle en leur nom, et personne ne cherche à investir dans leur avenir. Quand on ne voit pas d’avenir pour soi-même, quand on n’a vu aucun avenir se matérialiser pour nos parents et grands-parents, incendier un immeuble ou piller une boutique est un cri pour se faire entendre, un cri de survie.

En mars 1968, Martin Luther King a prononcé un discours dans un lycée devant un public hostile, où il parlait des émeutes violentes qui avaient ébranlé les villes US pendant l’été précédent, émeutes qui devaient culminer en une orgie de destruction suite à son assassinat quelques temps plus tard. Il était pacifiste mais expliquait néanmoins ceci : « Je ne saurais me contenter de m’adresser à vous ce soir et de condamner les émeutes. Il serait irresponsable de ma part d’agir ainsi sans en même temps condamner les conditions intolérables qui régissent notre société. Ce sont ces conditions qui font que des individus pensent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de mener des rébellions violentes pour attirer l’attention. Et je dois dire ce soir que l’émeute est la voix des sans-voix. »

Le groupe Hackney Unites a sorti Un message à la jeunesse d’Hackney, le 9 août, qui disait ce qui suit : « Le fait de participer à une émeute peut sembler être un acte de rébellion et une réponse à une série complexe de problèmes : mettre pour une fois la police sur la défensive et adopter les stéréotypes de témérité, de criminalité et de brutalité qu’on vous colle si souvent sur le dos. Cependant, une émeute détruit le peu d’équipements de quartier que nous avons et met grandement en danger les émeutiers et les spectateurs. » Le message continue ainsi : « En Amérique, suite à l’assassinat de Martin Luther King, les ghettos noirs sont entrés en éruption. Cependant, à ce moment, le Black Panther Party qui s’organisait et qui était la plus militante des organisations radicales noires, demandait à la communauté de ne pas faire d’émeutes, mais de s’organiser pour la justice. Nous vous demandons de faire pareil. »

Les émeutes de 1967 dont parle King étaient considérablement plus violentes et contradictoires que tout ce qui a pu se passer à Londres. Mais le point de vue de King n’était pas d’appeler les gens à rentrer chez eux et à accepter leur sort, mais de se demander s’il n’y avait pas un meilleur moyen d’organiser leur mécontentement : « J’ai longtemps cherché une alternative aux émeutes d’un côté, et aux supplications timides d’un autre côté, et je crois que cette alternative, c’est la militance non-violente de masses. »

Contrairement à King, nous ne pensons pas que ceux qui se battent doivent limiter leur résistance à la non-violence, une émeute est l’un des nombreux instruments qui peuvent être utilisés lorsque les circonstances s’y prêtent et qui de toutes façons auront lieu spontanément quand les circonstances l’imposeront, comme cette fois-ci. Mais les paroles de King sont d’une grande utilité pour la gauche et pour les "libéraux" ["liberals" : en français, on dira les "humanistes" ou les "démocrates" – NdT] qui n’ont réagi aux émeutes que sous la forme du blâme des participants, tout en l’accompagnant trop souvent d’un appel à la répression et à la restauration de la normalité. Si vous ne voulez pas voir les résultats chaotiques et dévastateurs d’une émeute, la tâche n’est pas de sermonner ceux qui au moins ont le courage de résister, mais de s’organiser pour proposer une autre façon de résister, plus efficace.

Si l’Etat est prêt à emprisonner des centaines de personnes, comme il semble vouloir le faire, il y aura probablement des émeutes en prison, comme cela a eu lieu suite aux emprisonnements de masses après la Grande Émeute contre la Poll Tax en 1990, pendant laquelle on entendit de la bouche des médias les mêmes mots, « voyous », « bandits », « racailles », mais qui sont encore plus populaires qu’à cette époque qui était celle du thatchérisme finissant. D’ailleurs, on peut voir aujourd’hui au Musée de Londres une peinture représentant l’émeute de Trafalgar square.

[...]

PS : Pourquoi un article venant d’Irlande ?

Il peut sembler curieux qu’un groupe anarchiste d’Irlande fasse tant d’efforts pour comprendre une émeute en Angleterre. Mais ça ne devrait pas, car non seulement Londres continue de gouverner le Nord-Est de l’Irlande (où ils n’ont jamais eu de complexes à utiliser les canons à eau, les matraquages et à faire feu sur les émeutiers), mais nos deux pays sont liés sous beaucoup d’autres aspects. Cet article nous sert aussi à complexifier l’idée que les émeutes sont forcément une bonne chose, et de prendre conscience du danger des escouades d’auto-défense mono-ethniques. Dans le Nord [de l’Irlande], nous avons vu beaucoup d’émeutes réactionnaires et beaucoup d’escadrons de la mort se faisant passer pour des groupes d’auto-défense.

Deux des auteurs de cet article font partie des gens qui ont littéralement construit Londres et y ont travaillé et vécu pendant de longues périodes. Nous voyageons régulièrement là-bas et maintenons des contacts avec des amis et des camarades qui vivent, travaillent et luttent dans ces étendues tentaculaires. Nous avons vu et participé à quantité de manifestations et d’émeutes, nous avons squatté à Hackney et nous avons, comme des centaines de milliers de travailleurs immigrés qui sont revenus chez eux, notre mot à dire en ce qui concerne cette ville. Par contre, les inconvénients sont que nous n’avons pas pu voir ou participer aux événements que nous discutons dans cet article, mais si ça avait été le cas, nous n’aurions pas pu écrire aussi librement.

[...]

Workers Solidarity Movement (Irlande) - 13 août 2011
le texte dans sa version complète est disponible par mail chez zanzara at squat point net et/ou fuckmay68fightnow at riseup point net.



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